Pierre Joseph Proudhon

Pierre Joseph Proudhon (né le 15 janvier 1809 à Besançon (1) dans le Doubs, mort à Paris (2) le 19 janvier 1865 à Passy), économiste, sociologue français, théoricien du socialisme, considéré comme un des premiers penseurs anarchistes.

La publication en 1840 de son œuvre maîtresse Qu'est-ce que la propriété ?, question à laquelle il répondra par "c'est le vol", suscitera l'attention des autorités judiciaires et celle de Karl Marx qui débutera alors une correspondance avec Proudhon, et le défendra contre Bauer dans La sainte famille. Les deux hommes se sont influencés mutuellement; ils se sont rencontrés lorsque Marx était en exil à Paris. Leur amitié cessera avec la réponse cinglante que Marx fera au livre de Proudhon La Philosophie de la Misère, réponse qu'il intitule La Misère de la Philosophie. Leur dispute est une des origines de l'opposition entre anarchistes et marxistes.

Dans son livre Les confessions d'un révolutionnaire, Proudhon affirmera entre autres choses : « L'anarchie c'est l'ordre ».

Après avoir tenté de créer une banque de prêts gratuits (à taux zéro), il pose les fondements d'un système de mutuelles dont les principes sont encore appliqués de nos jours dans les assurances.

(1) A noter qu'il existe une rue Jean-Baptiste-Victor Proudhon (dont il est un lointain cousin) juste en face la rue Pierre Joseph Proudhon, mais finalement, très peu de Bisontins se rendent compte de la différence de prénoms de ces deux rues !

(2) Pierre-Joseph Proudhon est enterré à Paris, au cimetière du Montparnasse (2ème division, près de l'allée Lenoir, dans la tombe de la famille Proudhon).

Vie et œuvre

Pierre-Joseph Proudhon et ses enfants, gustave Courbet, 1865.

Biographie de Proudhon (par H. Bourgin, La Grande Encyclopédie, 1916)

Proudhon (Pierre-Joseph), né à Besançon le 15 janvier 1809, mort à Passy le 16 janvier 1865. Ses parents étaient de très humbles gens, de souche paysanne, qui restèrent toujours pauvres ; pendant qu'ils peinaient eux-mêmes dans leur modeste brasserie, lui travaillait aux champs, ou gardait les vaches. À l'âge de douze ans, il obtint de la bienfaisance d'un protecteur une bourse d'externe au collège de Besançon : il étudia avec passion et sans méthode : il avait une érudition considérable et une intelligence éveillée sur tout quand il passa, vers dix-neuf ans, de l'école à l'atelier : il entrait, en 1828, dans une grande imprimerie de Besançon, où il devint bientôt correcteur. Là il apprit encore : les ouvrages de théologie et de patrologie, qui passaient le plus souvent sous ses yeux, firent de lui un théologien ; il apprit l'hébreu, et, par cette voie, s'aventura dans la grammaire comparée. Sa critique trouvait à chaque instant une occasion de s'exercer ; ses idées bouillonnaient déjà ; ses ambitions s'élevaient au-dessus de sa condition d'ouvrier ; il attendait impatiemment le moment de produire quelque chose ; ses amis espéraient beaucoup de lui, et ne le lui cachaient pas. En 1831-32, il fit son tour de France, par Paris, Lyon, Marseille, Toulon ; il chôma plus d'une fois, connut le besoin, se sentit supérieur à son état, observa la société de près et sans indulgence, devint républicain. De retour à Besançon, des offres lui furent faites par le journal phalanstérien l'Impartial : il les refusa, pour conserver son indépendance et l'entière disposition de sa pensée. Après un nouveau voyage à Paris et un second tour de France (1833), il quitta, en 1836, la place qu'il occupait depuis huit ans, pour fonder, à Besançon même, avec deux associés, une petite imprimerie : il ne leur apportait d'autres capitaux que son intelligence et ses travaux projetés. Le premier prêt fut un Essai de grammaire générale qu'il ajouta, sans le signer, aux Éléments primitifs des langues, de l'abbé Bergier (1837) : essai très ingénieux et très érudit de grammaire comparée de l'hébreu, du grec et du latin, enrichi de digressions sur l'histoire de l'humanité, mais construit avec des hypothèses, et dépourvu de fondement scientifique. C'était une publication très honorable, mais elle ne fut suivie d'aucune autre. L'imprimerie périclita rapidement, et, cette même année 1837, la folie de l'un des associés en causa la fermeture immédiate, suivie d'une lente et difficile liquidation.

Proudhon dut se tourner ailleurs : d'abord il reprit ses études, et bientôt une occasion s'offrit à lui d'en tirer parti en les continuant. La pension instituée à l'Académie de Besançon par la veuve de Suard en mémoire de son mari, et en faveur du jeune littérateur reconnu par l'Académie comme le plus digne dans le département du Doubs, devint vacante : c'était une rente de 1500 francs pendant trois ans ; Proudhon posa sa candidature, et, après s'être fait recevoir bachelier, condition indispensable, il fut choisi. En 1838, il alla s'installer à Paris, où, sous la direction de M. Droz, son tuteur, il devait préparer des ouvrages qui fissent honneur à l'Académie ; mais ce devoir fut vite oublié. Il n'avait formellement promis à l'Académie qu'une chose, c'est de travailler à l'amélioration matérielle et morale de ceux qu'il appelait ses frères, les ouvriers ; l'économie politique, sur laquelle se porta alors toute sa pensée, lui révéla sa tâche. Il chercha dans les bibliothèques et dans les cours publics toutes les parcelles qu'il pouvait recueillir de cette science de l'avenir ; et, en même temps qu'il étudiait, il faisait la critique de ses maîtres, orateurs et écrivains, il élaborait les parties et les morceaux de théories nouvelles : dès le début de 1839, il songeait à écrire un gros livre sur la question de la propriété. Il en fut momentanément distrait par deux travaux académiques : dans le premier semestre de 1839, il envoya à l'Académie des inscriptions et belles-lettres un mémoire où il reprenait les idées contenues dans son Essai de grammaire, et, à l'Académie de Besançon, une pièce de concours sur l' Utilité de la célébration du dimanche ; il jugeait cette pièce révolutionnaire, parce qu'il y entremêlait de vagues théories égalitaires une paradoxale interprétation de la [loi mosaïque] ; l'Académie n'infirma pas son jugement, mais, tout en déclarant l'auteur audacieux et parfois dangereux, lui accorda une médaille de bronze.

Un pareil succès ne pouvait contenter Proudhon : il se résolut de frapper un grand coup avec son ouvrage sur la propriété, qu'il publia en 1840, sous ce titre : Qu'est-ce que la propriété ? ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Passant en revue les différentes théories présentées jusqu'alors pour établir le droit de propriété, il les réfutait l'une après l'autre, et concluait que la propriété ne pouvait être fondée ni sur l'occupation ni sur le travail, qu'elle était immorale, injuste, impossible. En dépit de cette thèse violente et saisissante, l'ouvrage n'atteignit pas le grand public, la vente en fut restreinte : et déjà Proudhon, impatient d'attendre le succès, préparait un second volume pour compléter sa thèse, lorsque, enfin le premier attira l'attention du pouvoir, qui faillit poursuivre l'auteur, et de l'Académie de Besançon, qui condamna publiquement son pensionnaire et ne s'apaisa qu'après l'avoir fait comparaître à plusieurs reprises devant elle, et après avoir entendu ses explications. Cependant le second volume était achevé ; il parut en 1841 sous la forme d'une Lettre à M. Blanqui, professeur d'économie politique. Il fournissait la confirmation du premier mémoire ; Proudhon y insistait sur l'idée que la société a déjà porté plusieurs atteintes sur la propriété, et qu'elle doit continuer son œuvre par la restriction progressive de l'intérêt. Il fallut, cette fois, que Blanqui intervînt auprès du ministre de la justice pour empêcher des poursuites ; mais le gouvernement prit sa revanche sur une brochure de polémique que Proudhon publia en 1842 pour répondre aux phalanstériens, l'Avertissement aux propriétaires : la brochure fut saisie, et l'auteur cité devant la cour d'assises de Besançon : il présenta lui-même sa défense, dont la dialectique et l'idéologie, volontairement obscures, enlevèrent l'acquittement aux jurés, qui n'avaient pas compris.

Ce procès convainquit Proudon qu'il n'y avait pas de réformes à attendre du gouvernement réactionnaire de Louis-Philippe ; il abandonna les questions d'application immédiate pour les questions de philosophie générale, de science économique et de méthode, auxquelles il crut donner une solution complète et définitive dans son livre De la création de l'ordre dans l'humanité, exposition assez laborieuse et mal faite de l'évolution sociale depuis la religion jusqu'à la science, et de la méthode de groupement « sériel » destinée à remplacer l'ancienne [Syllogisme|logique syllogistique]] (1843). Cependant sa librairie de Besançon venait d'être vendue, il quittait une place de secrétaire qu'il avait chez un légiste de Paris ; après avoir sollicité en vain une petite fonction administrative à Besançon, il obtint un emploi important dans une grande maison de transports fluviaux à Lyon ; il y prit la connaissance du grand commerce, de la grande banque, des grandes entreprises, et il y trouva assez de loisirs pour continuer, en toute liberté d'esprit, ses études d'économie politique. Le résultat de ces études fut la publication, en 1846, après deux années de labeur, du Système des contradictions économiques : il y appliquait la méthode antinomique à l'économie, et s'efforçait de dégager les contradictions qu'en renferment tous les phénomènes : valeur, division du travail, concurrence, crédit, propriété ; il se contentait de reporter à un ouvrage ultérieur le système de solutions on de synthèses qu'appelait ce système de contradictions. Mais il ne tarda pas à se rendre compte que des traités comme ceux qu'il avait publiés jusqu'ici, tout en lui valant l'estime des savants et des professeurs, ne faisaient point à ses idées de popularité dans le public : il se décida à fonder un journal et à répandre par livraisons la solution du problème économique qu'il avait formulé. Le premier numéro spécimen du Représentant du peuple parut le 14 octobre 1847, et le second le 15 novembre. Mais la Révolution devança tous les projets qui s'y trouvaient indiqués.

Le 24 février 1848 posa toutes les questions : Proudhon se vit forcé d'y répondre plus tôt qu'il n'avait compté. Dans le Représentant du peuple, dans ses deux livraisons de la Solution du problème social (22 et 26 mars), qui ne furent suivies par aucune autre, dans les brochures où il reprit ses articles du Représentant : «Organisation du crédit», «Résumé de la question sociale», il mit en avant des idées très nettes : la solution du problème social est seulement dans l'organisation du crédit mutuel et gratuit ; la solution du problème politique est dans la restriction progressive du gouvernement jusqu'à l'établissement de l'anarchie; la démocratie du suffrage universel n'est qu'une fausse image du pays ; il faut établir une république sans constitution et sans limitation de la liberté individuelle. Au bout de trois mois, Proudhon avait acquis par le journal et par la brochure une place parmi les chefs du parti socialiste ; il fut élu le 4 juin à l'Assemblée nationale pour le département de la Seine. Il forma, presque à lui seul, à l'extrême gauche, un groupe distinct de la Montagne, et fut sans action sur l'Assemblée, qu'il déroutait ; sa proposition en faveur d'un impôt d'un tiers sur le revenu fut ignominieusement repoussée et flétrie (séance du 30 juillet) ; dès lors il se tut. Mais, au dehors de l'Assemblée, son énergie n'était pas brisée ; son journal le Peuple (novembre 1848 à juin 1849) reprit avec vaillance l'œuvre du Représentant, également violent contre les bourgeois, les réactionnaires, les démocrates, le prince-président, contre lequel ses attaques répétées finiront par lui valoir trois ans de prison ; il se sauva en Belgique, et, comme il repassait par Paris pour se rendre en Suisse, il fut saisi et incarcéré. Cet emprisonnement mit fin à ses projets de crédit mutuel (Banque d'échange, devenue Banque du peuple), mais non à son œuvre politique. De Sainte-Pélagie, où il jouissait, du reste, d'un régime de faveur, il dirigea la Voix du peuple (octobre 1849 à mai 1850), et le Peuple de 1850 (juin à octobre 1850) ; il publia à un fort tirage les Idées revolutionnaires (recueil d'articles du Représentant et du Peuple), et les Confessions d'un révolutionnaire (1849), remarquable exposition de sa politique révolutionnaire et anarchique ; puis, l'Idée générale de la révolution au XIXe siècle (1851), où sont présentées ensemble et combinées ses théories politiques et économiques ; enfin il prépara, pour la publier peu après sa libération (1854), la Révolution sociale démontrée par le coup d'État, appel à Louis-Bonaparte pour l'achèvement de la Révolution, qui devait être son œuvre.

Ainsi, de politicien et de polémiste, Proudhon était devenu presque exclusivement historien et théoricien. Marié depuis 1849, père de deux petites filles, rudement frappé par les épreuves de la vie politique en France depuis quatre ans, il avait résolu de renoncer à l'action, de se consacrer à des travaux de science et de philosophie, d'élever enfin une œuvre positive à la place des doctrines que sa critique avait jetées par terre depuis plus de dix ans. Un petit opuscule sur la Philosophie du progrès, dont la vente ne fut pas permise en France, indiqua son Programme (1851, publié en 1853) ; et, presque aussitôt, des projets de travaux, nombreux et divers, dont la plupart n'aboutirent pas, le détournèrent de ce programme pour plusieurs années ; il travailla presque à la fois à un cours d'économie politique, à une biographie générale, à une chronologie générale, à un projet d'exposition perpétuelle au Palais de l'Industrie (1855), projet dans lequel il reprenait une partie de ses idées sur l'échange et le crédit ; rien de tout cela ne vit le jour ; il publia seulement deux ouvrages spéciaux et presque techniques, un Manuel du spéculateur à la Bourse (1853), et un traité sur la Réforme des chemins de fer (1855), en faveur de l'abaissement des tarifs et du contrôle des compagnies par l'État. Alors, il revint à son plan de 1853 ; à partir de 1856, il travailla sans arrêt à un grand ouvrage où il voulait donner à la révolution sa philosophie et sa morale, qu'il fit tenir dans la justice, en opposant à la révolution l'Église, qui nie et combat la justice. Mais, à peine parue (1858), la Justice dans la Révolution et dans l'Église fut saisie, l'auteur poursuivi devant la cour d'assises de la Seine, et condamné à trois ans de prison et 4.000 fr. d'amende. Après de vaines tentatives pour faire réformer cet arrêt par les tribunaux ou par le gouvernement, Proudhon prit le parti de se retirer à Bruxelles (juillet 1858), où sa famille vint le retrouver au bout de quelques mois. Son énergie, d'abord un peu diminuée par l'exil et par le spectacle de la réaction croissante en France, lui revint bientôt tout entière, et il reprit son activité. Cette même année 1858, il publia dans l'Office de publicité, à Bruxelles, des articles contre la propriété littéraire ; l'année suivante, il se mit à préparer une réédition de la Justice, considérablement augmentée, et un gros ouvrage sur la Guerre et la Paix (paru en 1861), où il justifie le droit de la force comme un droit primordial de l'humanité, considère la guerre comme une conséquence des maux économiques et du paupérisme, et en fait prévoir l'élimination dans la société future fondée sur le travail. Un concours dans le canton de Vaud, en 1860, lui offrit une occasion de revenir aux sujets purement économiques, et sa Théorie de l'impôt, qui eut le prix à ce concours (1861), puis ses Majorats littéraires, réédition remaniée de ses articles de l'Office de publicité (1862), précisèrent sa position nouvelle de critique radical en théorie, et de conservateur réformiste dans la pratique. Il commençait un grand traité doctrinal et historique sur la propriété quand, de nouveau, la politique le détourna de l'économie sociale.

Cette fois, ce fut la politique extérieure. La question de l'unité italienne était alors débattue par la diplomatie et par l'opinion de l'Europe entière : Proudhon prit résolument parti contre l'unité, en faveur de la fédération, dans des articles qu'il donna à l'Office de publicité (1862). Un passage de ces articles, mal compris des Belges, le fit passer pour un agent annexionniste au service de Napoléon III ; il y eut autour de sa maison un commencement d'émeute, et il se vit forcé de regagner précipitamment la France, où l'amnistie de 1859 n'avait pu le décider à rentrer. De retour à Paris, il développa ses idées fédéralistes, et les exposa complètement dans son Traité sur le Principe fédératif (1863), qui le ramenait aux questions de politique intérieure. Il se montra très favorable à la reconstitution d'un parti démocratique solidement uni, mais en même temps il recommanda l'abstention aux élections de 1864, en guise de protestation formelle contre le gouvernement de l'Empire (Les Démocrates assermentés ; 1863). En 1864, il publia dans le Messager de Paris de Nouvelles observations sur l'unité italienne, et acheva le manuscrit de la Capacité des classes ouvrières, sorte de manuel pratique de la politique fédéraliste et abstentionniste. ll mourut l'année suivante, de maladie de cœur et de congestion.

Il laissait de très nombreux ouvrages inédits, plus ou moins achevés, sur les matières les plus diverses d'économie politique, d'histoire, de morale, de politique, de littérature et d'art ; il en a été publié une partie dont les plus remarquables, avec la Capacité politique, sont : Théorie de la propriété (1866), en faveur de la réforme de la propriété par sa généralisation et par l'institution d'un système de garanties ; Théorie du mouvement constitutionnel (1870), critique des constitutions françaises depuis 1789, d'où se dégage l'idée de la supériorité d'un État décentralisé ; Du principe de l'art (1875), un plaidoyer pour la peinture réaliste et pour l'art social de l'avenir. Proudhon a aussi laissé une correspondance extrêmement précieuse, qui a été recueillie en 14 vol. in-8 (1875).

Philosophie politique

Le "premier anarchiste"

Il y eut de nombreuses personnes avant lui à s'opposer aux autorités, mais il est le premier à se qualifier d'anarchiste dans sa thèse (Qu'est-ce que la propriété ?) publiée en 1840, sous la forme d'un dialogue:

« Eh! pouvez-vous le demander, répond sans doute quelqu'un de mes plus jeunes lecteurs; vous êtes républicain.

-Républicain, oui ; mais ce mot ne précise rien. Res publica, c'est la chose publique ; or quiconque veut la chose publique, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, peut se dire républicain. Les rois aussi sont républicains.

- Eh bien! vous êtes démocrate ?

-Non.

-Quoi! vous seriez monarchiste ?

-Dieu m'en garde.

-Vous êtes donc aristocrate ?

-Point du tout.

-Vous voulez un gouvernement mixte ?

-Encore moins.

-Qu'êtes vous donc ?

-Je suis anarchiste. »

Auparavant le terme anarchiste servait à insulter la Gauche durant la Révolution française, il désigne depuis Proudhon la philosophie politique anarchiste.

La propriété c'est le vol

Selon Proudhon, de même que l’esclavage c’est l’assassinat de l’homme, la propriété c’est le vol. Si, écrit-il dans Qu’est-ce que la propriété ? (1840) : »tel auteur enseigne que la propriété est un droit civil, né de l'occupation et sanctionné par la loi"; si "tel autre soutient qu'elle est un droit naturel, ayant sa source dans le travail"; lui prétend "que ni le travail, ni l'occupation, ni la loi ne peuvent créer la propriété, qu'elle est un effet sans cause".

Proudhon affirme que le propriétaire capitaliste, en payant le travail des ouvriers, paye "autant de fois une journée qu'il a employé d'ouvriers chaque jour, ce qui n'est point du tout la même chose". Ainsi il a fallu quelques heures à deux cents grenadiers pour dresser l'obélisque de Louqsor sur la place de la Concorde, "suppose-t-on qu'un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ?".

La production est le résultat de l'utilisation de la force collective du travail et non de l'addition des forces individuelles des travailleurs. C'est la force collective qui permet le surplus d'énergie, et c'est le propriétaire capitaliste qui s'attribue ce surplus d'énergie. La propriété capitaliste, selon Proudhon, c'est le droit de jouir du travail des autres, c'est le droit de disposer du bien d'autrui. C'est pourquoi la propriété c'est le vol. Selon Proudhon, il y a donc entre l'ouvrier qui reçoit le salaire de sa journée de travail et le propriétaire capitaliste qui s'empare du produit de la force collective auquel l'ouvrier a participé une erreur de compte. C'est pourquoi "le travailleur conserve, même après avoir reçu son salaire, un droit naturel de propriété sur la chose qu'il a produite". Il s'en suit que le travailleur a droit, dans la proportion de son travail, à la participation des produits et des bénéfices. L'existence de la propriété capitaliste a pour conséquence une situation économique et politique désastreuse. Du point de vue économique la propriété capitaliste conduit à l'exploitation du travailleur en effectuant une retenue sur son travail productif, et donc en limitant sa consommation au profit d'une minorité d'oisifs (les rentiers). Du point de vue politique la propriété capitaliste conduit à l'inégalité des droits et au triomphe de la raison du plus fort. Est-ce à dire qu'il faille substituer la communauté des biens à la propriété capitaliste. Proudhon ne le pense pas car pour lui la communauté des biens est injuste et oppressive. Elle est injuste car elle permet l'exploitation du fort par le faible, en récompensant de même manière le paresseux et celui qui travaille, en récompensant de même manière la bêtise et le talent. La communauté des biens est oppressive parce qu'elle enchaîne par "une uniformité béate et stupide ... la personnalité libre, active, raisonneuse, insoumise de l'homme ...".

Qu'elle est la solution ? La solution c'est la possession. La propriété capitaliste doit être remplacée par une possession individuelle, transmissible et susceptible d'échange, cette possession "ayant pour condition le travail, non une occupation fictive, ou une oisive volonté". Cependant, dans son ouvrage posthume La Théorie de la propriété (1866), Proudhon constate que : "... le peuple, même celui du socialisme, veut, quoi qu'il dise, être propriétaire ..." et il pense qu'en définitive la propriété individuelle, absolue et incoercible, peut assurer la protection des faibles contre l'Etat. Car c'est l'Etat l'ennemi véritable du citoyen.

Mais l'on ne saurait confondre cette propriété individuelle avec la propriété capitaliste, celle des rentiers, car cette propriété individuelle est fondée sur le travail associatif, c'est une "propriété fédéraliste". La propriété n'est acceptable que dans la mesure où elle permet l'usus et non pas l'abusus.

L'ennemi principal c'est donc l'Etat. C'est la raison pour laquelle Proudhon est hostile à l'Etat, pour l'anarchie et pour la révolution.

Le gouvernement de l'homme par l'homme c'est la servitude

Si l'exploitation de l'homme par l'homme dans la propriété capitaliste c'est donc le vol, selon Proudhon "Eh bien ! le gouvernement de l'homme par l'homme, c'est la servitude" (Les Confessions d'un révolutionnaire, 1850). Le gouvernement démocratique n'est pas épargné : "L'erreur ou la ruse de nos pères a été de faire le peuple souverain à l'image de l'homme. Et dire qu'il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent au nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candidature à la Présidence de la République !". Selon lui le suffrage universel est une :"...institution excellente pour faire dire au peuple non ce qu'il pense, mais ce qu'on veut de lui"(Le Peuple, 1848).

Finalement Proudhon préférerait encore la monarchie traditionnelle à la démocratie capitaliste, car :"Religion pour religion, l'urne populaire est encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne. Tout ce qu'elle a produit a été de changer la science en dégoût et le scepticisme en haine"(De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, 1858). C'est que Proudhon s'oppose à toute autorité imposée, à celle de l'Eglise comme à celle de l'Etat. Et il n'entend pas que le peuple soit soumis à une nouvelle religion, quelle qu'elle soit. Voilà pourquoi il s'oppose au marxisme, dans lequel il voit une nouvelle religion dogmatique et intolérante :"Ne nous faisons pas les chefs d'une nouvelle religion, cette religion fut-elle la religion de la logique, la religion de la raison"(Lettre à Karl Marx du 17 mai 1846).

Pour un ordre volontaire

Est-ce à dire que Proudhon est contre toute forme d'ordre ? Absolument pas. Proudhon est pour une certaine forme d'ordre. Proudhon est, pour un ordre volontaire : "Je veux aussi l'ordre, autant et plus que ceux qui le troublent par leur prétendu gouvernement, mais je le veux comme un effet de ma volonté, une condition de mon travail et une loi de ma raison. Je ne le subirai jamais venant d'une volonté étrangère, et s'imposant pour conditions préalables la servitude et le sacrifice".

Proudhon est donc contre l'ordre de l'Etat, qui est un ordre militaire, qui a pour but de "maintenir avant tout la féodalité capitaliste dans la jouissance de ses droits ; assurer, augmenter la prépondérance du capital sur le travail ; renforcer, s'il est possible, la classe parasite, en lui ménageant partout, à l'aide des fonctions publiques, des créatures, et au besoin des recrues ; reconstituer peu à peu et anoblir la grande propriété"(L'Idée générale de la Révolution au XIXème siècle, 1851).

Ce que veut Proudhon c'est un ordre qui, sans la force coercitive, remène à l'unité la divergence des intérêts, identifie le bien particulier et le bien général, efface l'inégalité naturelle des facultés par l'égalité de l'éducation. Proudhon veut un ordre dans lequel chaque individu :"soit ... producteur et consommateur, citoyen et prince, administrateur et administré ; où sa liberté augmente toujours, sans qu'il soit besoin d'en aliéner jamais rien ; où son bien-être s'accroisse indéfiniment ...". Cet ordre ne sera pas un ordre politique, selon Prouhon, mais un ordre économique basé sur l'autogestion et la fédération.

La révolution anarchiste sera donc économique : c'est la révolution économique qui permettra de réaliser la justice sociale de l'anarchie par l'autogestion fédéraliste. ( L’utopie anarchiste a toujours ses « supporters » : par exemple le cinéaste britannique Ken Loach réalisateur notamment de Land and freedom sur la guerre d’Espagne (1995)).

La Justice fédéraliste

La Justice fédéraliste selon Proudhon c'est l'antithèse de la justice de l'Eglise catholique : "L'ancien monde était complet : il avait sa théologie, sa philosophie, son économie, sa politique, sa morale ... Où la révolution n'est rien, ou elle doit remplacer tout cela, c'est à dire reconstruire la société au complet. La justice pour moi régit tout : la cité et la famille, l'économie, le travail, les lettres mêmes et l'art. L'Eglise, organe de la pensée religieuse, est le foyer de l'ancien monde ... L'ordre humain dépend de la manière dont la justice est comprise et interprétée, soit par l'Eglise soit par la révolution"(De la Justice, 1858).

La justice de la révolution, selon Proudhon, c'est le fruit de cette faculté que possède l'homme, grâce à sa raison, de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme de sa propre personne. La justice c'est donc :"Le respect spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu'elle se trouve comprise, et à quelque risque que nous expose sa défense".

Plus concrètement sans doute la justice sociale c'est l'égalité et l'équilibre dans la liberté. En effet les hommes sont égaux :"Tous les individus dont se compose la société sont en principe de même essence, de même calibre, de même type, de même modèle ; si quelque différence entre eux se manifeste, elle provient non de la pensée créatrice qui leur a donné l'être et la forme, mais des circonstances extérieures sous lesquelles les individualités naissent et se développent".

La justice c'est cette égalité de l'homme individu qui est préservée par l'équilibre des forces sociales. Car les forces sociales doivent être égales, afin d'être équilibrées, de façon que les unes n'écrasent pas les autres et que donc l'égalité individuelle, c'est à dire la liberté individuelle, soit préservée.

L'égalité c'est la liberté

En effet, selon Proudhon, l'égalité c'est la liberté. C'est parce que l'homme est l'égal de l'homme qu'il est son propre juge, et qu'il se constitue en autorité vis-à-vis de lui-même. Il ne peut y avoir de liberté si l'autorité est extérieure à l'homme. Il ne peut y avoir de liberté que si l'homme est son propre maître. C'est pourquoi la devise de l'anarchie est "ni Dieu ni maître". C'est la raison pour laquelle la justice de la révolution ne peut être que la justice de l'autogestion fédérative, la justice du mutualisme et de la coopération.

Mutualité et coopération

L'économie sera autogérée dans le cadre d'institutions mutualistes et coopératives résultant de la conclusion de contrats synallagmatiques et commutatifs, avec des obligations réciproques et égales. Les hommes se grouperont volontairement en s'obligeant réciproquement les uns envers les autres et en s'engageant à donner ou faire une chose qui est regardée comme l'équivalent de ce que l'on fait pour eux.

Ainsi seront constituées des unités de production et de distribution qui passeront entre elles des contrats destinés à régir leurs rapports. Ces unités se regrouperont volontairement pour constituer des unités autonomes dans les différents domaines de l'activité humaine : industries extractives, manufacturières, commerciales, agricoles, des lettres, sciences et arts. Le regroupement volontaire des unités autonomes donnera naissance à une Fédération agricole-industrielle qui sera chargée de gérer tous les services publics. La politique, c'est à dire l'administration générale, sera autogérée de même manière.

Vers une Fédération mondiale

Politiquement les hommes se regrouperont volontairement, par le contrat mutualiste, dans des communes qui s'associeront volontairement dans le cadre de provinces, qui s'associeront elles-mêmes pour constituer une fédération politique, c'est à dire un Etat fédératif.

Cet Etat fédératif, afin de ne pas devenir oppressif, ne devra pas dépasser une certaine taille. C'est la raison pour laquelle Proudhon écrit que :"L'Europe serait encore trop grande pour une Confédération unique : elle ne pourrait former qu'une Confédération de Confédérations"(Du principe Fédératif, 1863).

L'Etat fédératif a : "un rôle de législation, d'institution, d'inauguration, d'installation ... de premier moteur et de haut directeur ... d'organe principal du mouvement social ...". Ce rôle est joué par l'Assemblée nationale des députés des unités fédérées, Assemblée nationale qui élit une commission exécutive à elle subordonnée.

Mais attention, le pouvoir de cet Etat fédératif ne peut être coercitif puisqu'il émane de l'association volontaire d' hommes égaux donc libres. Le pouvoir de l'Etat fédératif est fondamentalement un pouvoir de coordination dirigeante qui laisse les unités de base exécuter librement. L'Etat fédératif autogéré ne peut donc être comparé à l'Etat français de son époque, l'Etat napoléonien, un Etat centralisé, hiérarchisé et autoritaire. L'Etat fédératif est un Etat décentralisé.

Seul l'Etat fédératif permet la justice, l'égalité et l'équilibre dans la liberté : "La société doit être considérée, non comme une hérarchie de fonctions et de facultés, mais comme un système d'équilibration entre forces libres, dans lequel chacun est assuré de jouir des mêmes droits à condition de remplir les mêmes avantages en échange des mêmes services"(Du Principe fédératif, 1863).

(Cependant Proudhon se fait peu d'illusions à propos de la réalisation de son système puisqu'il écrit en 1860 :"Nous marchons à une formation de 5 ou 6 grands empires, ayant tous pour but de défendre et restaurer le droit divin et d'exploiter la vile plèbe ... Il n'y aura plus en Europe ni droits ni liberté ni principes ni moeurs"(Lettre à Beslay, 3 mai 1860).

Ses écrits

  • Qu'est ce que la propriété? (1840)
  • Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846)
  • Le manuel du spéculateur à la bourse (1853)
  • De la justice dans la révolution et dans l'Eglise (1858)
  • La Guerre et la Paix (1861)
  • De la capacité politique des classes ouvrières (1865)
  • Théorie de la propriété (1866)
  • Théorie du mouvement constitutionnel (1870)
  • Du principe de l'art (1875)
  • Correspondances (1875)

Liens externes

Source : Wikipedia