mercredi 1 mars 2006

À l'ouest d'octobre - Ray Bradbury

"À l'ouest d'octobre" (The Toynbee convector) est une nouvelle de science-fiction de Ray Bradbury, éditée dans la collection Présence du futur.

Le Toynbee du titre original en anglais est probablement Arnold Toynbee, historien qui a suggéré que les civilisations ne pouvaient s'épanouir qu'en réponse à un défi.

On suppose que cette nouvelle a inspiré le créateur anonyme des 'tuiles de Toynbee' (voir Toynbee tiles sur wikipédia anglais), trouvées dans les rues de plusieurs grandes villes.

Résumé de l'œuvre

Attention : Ce qui suit dévoile tout ou partie de l'œuvre !

Le personnage principal est un homme qui affirme avoir inventé une machine à remonter le temps avec laquelle il a voyagé dans le futur. Il déclare en avoir ramené des films et des enregistrements qui montrent que l'Homme a su développer une civilisation avancée avec des inventions tout aussi utiles que merveilleuses. Cependant, il prétend aussi avoir détruit sa machine pour empêcher quelqu'un d'autre de l'utiliser.

Les gens restent à d'abord sceptiques et sont incapables d'expliquer ou de mettre en doute l'authenticité des enregistrements rapportés du futur. Inspirés par la vision de ce futur utopique, beaucoup démarrent des projets pour le réaliser : ils se mettent à inventer les machines que le voyageur du futur prétend avoir vu.

Quand arrive la période que le voyageur déclara avoir visité, il annonce calmement : J'ai menti!'. Puisqu'il savait que l'espoir de l'humanité était depuis toujours de créer un monde utopique, il avait réalisé une vidéo d'un tel monde, pour offrir un but aux aspirations de l'Homme. Grâce à la pensée, l'utopie imaginée devient réalité.

Source : Wikipedia.

dimanche 4 décembre 2005

Ile des naufragés de Louis Even

Source : L'Ile des naufragés (avec les images) paru dans le journal Vers Demain où vous trouverez d'autres articles sur le crédit social. Le site est catholique mais les articles restent accessibles pour des non chrétiens : le crédit social étant une notion purement économique. Il se trouve seulement que cette notion rejoint une vision chrétienne de solidarité, voire de fraternité.

Fable qui fait comprendre le mystère de l'argent Par Louis Even

Sauvés du naufrage

Une explosion a détruit leur bateau. Chacun s'agrippait aux premières pièces flottantes qui lui tombaient sous la main. Cinq ont fini par se trouver réunis sur cette épave, que les flots emportent à leur gré. Des autres compagnons de naufrage, aucune nouvelle.

Depuis des heures, de longues heures, il scrutent l'horizon: quelque navire en voyage les apercevrait-il? Leur radeau de fortune échouerait-il sur quelque rivage hospitalier?

Tout à coup, un cri a retenti: Terre! Terre là-bas, voyez! Justement dans la direction où nous poussent les vagues!

Et à mesure que se dessine, en effet, la ligne d'un rivage, les figures s'épanouissent.

Ils sont cinq: François, le grand et vigoureux charpentier qui a le premier lancé le cri: Terre!

Paul, cultivateur; c'est lui que vous voyez en avant, à gauche, à genoux, une main à terre, l'autre accrochée au piquet de l'épave;

Jacques, spécialisé dans l'élevage des animaux: c'est l'homme au pantalon rayé qui, les genoux à terre, regarde dans la direction indiquée;

Henri, l'agronome horticulteur, un peu corpulent, assis sur une valise échappée au naufrage;

Thomas, le prospecteur minéralogiste, c'est le gaillard qui se tient debout en arrière, avec une main sur l'épaule du charpentier.

Une île providentielle

Remettre les pieds sur une terre ferme, c'est pour nos hommes un retour à la vie.

Une fois séchés, réchauffés, leur premier empressement est de faire connaissance avec cette île où ils sont jetés loin de la civilisation. Cette île qu'ils baptisent L'Ile des Naufragés.

Une rapide tournée comble leurs espoirs. L'île n'est pas un désert aride. Ils sont bien les seuls hommes à l'habiter actuellement. Mais d'autres ont dû y vivre avant eux, s'il faut en juger par les restes de troupeaux demi-sauvages qu'ils ont rencontrés ici et là. Jacques, l'éleveur, affirme qu'il pourra les améliorer et en tirer un bon rendement.

Quant au sol de l'île, Paul le trouve en grande partie fort propice à la culture.

Henri y a découvert des arbres fruitiers, dont il espère pouvoir tirer grand profit.

François y a remarqué surtout les belles étendues forestières, riches en bois de toutes sortes: ce sera un jeu d'abattre des arbres et de construire des abris pour la petite colonie.

Quant à Thomas, le prospecteur, ce qui l'a intéressé, c'est la partie la plus rocheuse de l'île. I1 y a noté plusieurs signes indiquant un sous-sol richement minéralisé. Malgré l'absence d'outils perfectionnés, Thomas se croit assez d'initiative et de débrouillardise pour transformer le minerai en métaux utiles.

Chacun va donc pouvoir se livrer à ses occupations favorites pour le bien de tous. Tous sont unanimes à louer la Providence du dénouement relativement heureux d'une grande tragédie.

Les véritables richesses

Et voilà nos hommes à l'ouvrage.

Les maisons et des meubles sortent du travail du charpentier. Les premiers temps, on s'est contenté de nourriture primitive. Mais bientôt les champs produisent et le laboureur a des récoltes.

A mesure que les saisons succèdent aux saisons, le patrimoine de l'Ile s'enrichit. Il s'enrichit, non pas d'or ou de papier gravé, mais des véritables richesses: des choses qui nourrissent, qui habillent, qui logent, qui répondent à des besoins.

La vie n'est pas toujours aussi douce qu'ils souhaiteraient. Il leur manque bien des choses auxquelles ils étaient habitués dans la civilisation. Mais leur sort pourrait être beaucoup plus triste.

D'ailleurs, ils ont déjà connu des temps de crise au Canada. Ils se rappellent les privations subies, alors que des magasins étaient trop pleins à dix pas de leur porte. Au moins, dans l'Ile des Naufragés, personne ne les condamne à voir pourrir sous leurs yeux des choses dont ils ont besoin. Puis les taxes sont inconnues. Les ventes par le shérif ne sont pas à craindre.

Si le travail est dur parfois, au moins on a le droit de jouir des fruits du travail.

Somme toute, on exploite l'île en bénissant Dieu, espérant qu'un jour on pourra retrouver les parents et les amis, avec deux grands biens conservés: la vie et la santé.

Un inconvénient majeur

Nos hommes se réunissent souvent pour causer de leurs affaires.

Dans le système économique très simplifié qu'ils pratiquent, une chose les taquine de plus en plus: ils n'ont aucune espèce de monnaie. Le troc, l'échange direct de produits contre produits, a ses inconvénients. Les produits à échanger ne sont pas toujours en face l'un de l'autre en même temps. Ainsi, du bois livré au cultivateur en hiver ne pourra être remboursé en légumes que dans six mois.

Parfois aussi, c'est un gros article livré d'un coup par un des hommes, et il voudrait en retour différentes petites choses produites par plusieurs des autres hommes, à des époques différentes.

Tout cela complique les affaires. S'il y avait de l'argent dans la circulation, chacun vendrait ses produits aux autres pour de l'argent. Avec l'argent reçu, il achèterait des autres les choses qu'il veut, quand il les veut et qu'elles sont là.

Tous s'entendent pour reconnaître la commodité que serait un système d'argent. Mais aucun d'eux ne sait comment en établir un. Ils ont appris à produire la vraie richesse, les choses. Mais ils ne savent pas faire les signes, l'argent.

Ils ignorent comment l'argent commence, et comment le faire commencer quand il n'y en a pas et qu'on décide ensemble d'en avoir... Bien des hommes instruits seraient sans doute aussi embarrassés; tous nos gouvernements l'ont bien été pendant dix années avant la guerre. Seul, l'argent manquait au pays, et le gouvernement restait paralysé devant ce problème.

Arrivée d'un réfugié

Un soir que nos hommes, assis sur le rivage, ressassent ce problème pour la centième fois, ils voient soudain approcher une chaloupe avironnée par un seul homme.

On s'empresse d'aider le nouveau naufragé. On lui offre les premiers soins et on cause. Il parle français, bien que les traits de son visage indiquent une autre origine.

On apprend que c'est un Européen échappé lui aussi à un naufrage et seul survivant. Son nom: Martin Golden.

Heureux d'avoir un compagnon de plus, nos cinq hommes l'accueillent avec chaleur et lui font visiter la colonie.

  • "Quoique perdus loin du reste du monde, lui disent-ils, nous ne sommes pas trop à plaindre. La terre rend bien; la forêt aussi. Une seule chose nous manque: nous n'avons pas de monnaie pour faciliter les échanges de nos produits."
  • "Bénissez le hasard qui m'amène ici! répond Martin. L'argent n'a pas de mystère pour moi. Je suis un banquier, et je puis vous installer en peu de temps un système monétaire qui vous donnera satisfaction."
  • Un banquier !... Un banquier !... Un ange venu tout droit du ciel n'aurait pas inspiré plus de révérence. N'est-on pas habitué, en pays civilisé, à s'incliner devant les banquiers, qui contrôlent les pulsations de la finance ?

Le dieu de la civilisation

  • "Monsieur Martin, puisque vous êtes banquier, vous ne travaillerez pas dans l'île. Vous allez seulement vous occuper de notre argent.
  • "Je m'en acquitterai avec la satisfaction, comme tout banquier, de forger la prospérité commune.
  • "Monsieur Martin, on vous bâtira une demeure digne de vous. En attendant, peut-on vous installer dans l'édifice qui sert à nos réunions publiques ?
  • "Très bien, mes amis. Mais commençons par décharger les effets de la chaloupe que j'ai pu sauver dans le naufrage: une petite presse, du papier et accessoires, et surtout un petit baril que vous traiterez avec grand soin."

On décharge le tout. Le petit baril intrigue la curiosité de nos braves gens.

  • "Ce baril, déclare Martin, c'est un trésor sans pareil. Il est plein d'or !"
  • Plein d'or ! Cinq âmes faillirent s'échapper de cinq corps. Le dieu de la civilisation entré dans l'Ile des Naufragés. Le dieu jaune, toujours caché, mais puissant, terrible, dont la présence, l'absence ou les moindres caprices peuvent décider de la vie de 100 nations !
  • "De l'or ! Monsieur Martin, vrai grand banquier! Recevez nos hommages et nos serments de fidélité.
  • "De l'or pour tout un continent, mes amis. Mais ce n'est pas de l'or qui va circuler. I1 faut cacher l'or: l'or est l'âme de tout argent sain. L'âme doit rester invisible. Je vous expliquerai tout cela en vous passant de l'argent."

Un enterrement sans témoin

Avant de se séparer pour la nuit, Martin leur pose une dernière question:

"Combien vous faudrait-il d'argent dans l'île pour commencer, pour que les échanges marchent bien ?"

On se regarde. On consulte humblement Martin lui-même. Avec les suggestions du bienveillant banquier, on convient que $200 pour chacun paraissent suffisants pour commencer. Rendez-vous fixé pour le lendemain soir.

Les hommes se retirent, échangent entre eux des réflexions émues, se couchent tard, ne s'endorment bien que vers le matin, après avoir longtemps rêvé d'or les yeux ouverts.

Martin, lui, ne perd pas de temps. Il oublie sa fatigue pour ne penser qu'à son avenir de banquier. A la faveur du petit jour, il creuse un trou, y roule son baril, le couvre de terre, le dissimule sous des touffes d'herbe soigneusement placées, y transplante même un petit arbuste pour cacher toute trace.

Puis, il met en œuvre sa petite presse, pour imprimer mille billets d'un dollar. En voyant les billets sortir, tout neufs, de sa presse, il songe en lui même:

  • "Comme ils sont faciles à faire, ces billets ! Ils tirent leur valeur des produits qu'ils vont servir à acheter. Sans produits, les billets ne vaudraient rien. Mes cinq naïfs de clients ne pensent pas à cela. Ils croient que c'est l'or qui garantit les piastres. Je les tiens par leur ignorance !"

Le soir venu, les cinq arrivent en courant près de Martin.

A qui l'argent frais fait ?

Cinq piles de billets étaient là, sur la table.

  • "Avant de vous distribuer cet argent, dit le banquier, il faut s'entendre.

"L'argent est basé sur l'or. L'or, placé dans la voûte de ma banque, est à moi. Donc, l'argent est à moi... Oh! ne soyez pas tristes. Je vais vous prêter cet argent, et vous l'emploierez à votre gré. En attendant, je ne vous charge que l'intérêt. Vu que l'argent est rare dans l'Île, puisqu'il n'y en a pas du tout, je crois être raisonnable en demandant un petit intérêt de 8 pour cent seulement.

  • "En effet, monsieur Martin, vous êtes très généreux.
  • "Un dernier point, mes amis. Les affaires sont les affaires, même entre grands amis. Avant de toucher son argent, chacun de vous va signer ce document: c'est l'engagement par chacun de rembourser capital et intérêts, sous peine de confiscation par moi de ses propriétés. Oh ! une simple garantie. Je ne tiens pas du tout à jamais avoir vos propriétés, je me contente d'argent. Je suis sûr que vous garderez vos biens et que vous me rendrez l'argent.
  • "C'est plein de bons sens, monsieur Martin. Nous allons redoubler d'ardeur au travail et tout rembourser.
  • "C'est cela. Et revenez me voir chaque fois que vous avez des problèmes. Le banquier est le meilleur ami de tout le monde... Maintenant, voici à chacun ses deux cent dollars."

Et nos cinq hommes s'en vont ravis, les piastres plein les mains et plein la tête.

Un problème d'arithmétique

L'argent de Martin a circulé dans l'Ile. Les échanges se sont multipliés en se simplifiant. Tout le monde se réjouit et salue Martin avec respect et gratitude.

Cependant, le prospecteur, est inquiet. Ses produits sont encore sous terre. I1 n'a plus que quelques piastres en poche. Comment rembourser le banquier à l'échéance qui vient?

Après s'être longtemps creusé la tête devant son problème individuel, Thomas l'aborde socialement:

"Considérant la population entière de l'île, songe-t-il, sommes nous capables de tenir nos engagements? Martin a fait une somme totale de $1000. Il nous demande au total $1080. Quand même nous prendrions ensemble tout l'argent de l'île pour le lui porter, cela ferait 1000 pas 1080. Personne n'a fait les $80 de plus. Nous faisons des choses, pas des piastres. Martin pourra donc saisir toute l'île, parce que tous ensemble, nous ne pouvons rembourser capital et intérêts.

"Si ceux qui sont capables remboursent pour eux-mêmes sans se soucier des autres, quelques-uns vont tomber tout de suite, quelques autres vont survivre. Mais le tour des autres viendra et le banquier saisira tout. Il vaut mieux s'unir tout de suite et régler cette affaire socialement."

Thomas n'a pas de peine à convaincre les autres que Martin les a dupés. On s'entend pour un rendez-vous général chez le banquier.

Bienveillance du banquier

Martin devine leur état d'âme, mais fait bon visage. L'impulsif François présente le cas:

  • "Comment pouvons-nous vous apporter $1080 quand il n'y a que $1000 dans toute l'ile ?
  • "C'est l'intérêt, mes bons amis. Est-ce que votre production n'a pas augmenté ?
  • "Oui, mais l'argent, lui, n'a pas augmenté. Or, c'est justement de l'argent que vous réclamez, et non pas des produits. Vous seul pouvez faire de l'argent. Or vous ne faites que $1000 et vous demandez $1080. C'est impossible!
  • "Attendez, mes amis. Les banquiers s'adaptent toujours aux conditions, pour le plus grand bien du public... Je ne vais vous demander que l'intérêt. Rien que $80. Vous continuerez de garder le capital.
  • "Vous nous remettez notre dette ?
  • "Non pas. Je le regrette, mais un banquier ne remet jamais une dette. Vous me devrez encore tout l'argent prêté. Mais vous ne me remettrez chaque année que l'intérêt, je ne vous presserai pas pour le remboursement du capital. Quelques-uns parmi vous peuvent devenir incapables de payer même leur intérêt, parce que l'argent va de l'un à l'autre. Mais organisez-vous en nation, et convenez d'un système de collection. On appelle cela taxer. Vous taxerez davantage ceux qui auront plus d'argent, les autres moins. Pourvu que vous m'apportiez collectivement le total de l'intérêt, je serai satisfait et votre nation se portera bien."

Nos hommes se retirent, mi calmés, mi-pensifs.

L'extase de Martin Golden

Martin est seul. Il se recueille. Il conclut:

"Mon affaire est bonne. Bons travailleurs, ces hommes, mais ignorants. Leur ignorance et leur crédulité font ma force. Ils voulaient de l'argent, je leur ai passé des chaînes. Ils m'ont couvert de fleurs pendant que je les roulais.

"Oh! grand Rothschild, je sens ton génie de banquier s'emparer de mon être. Tu l'as bien dit, illustre maître: "Qu'on m'accorde le contrôle de la monnaie d'une nation et je me fiche de qui fait ses lois". Je suis le maître de l'Ile des Naufragés, parce que je contrôle son système d'argent.

Je pourrais contrôler un univers. Ce que je fais ici, moi, Martin Golden, je puis le faire dans le monde entier. Que je sorte un jour de cet îlot: je sais comment gouverner le monde sans tenir de sceptre.

"Ma délectation souveraine serait de verser ma philosophie dans des têtes de chrétiens: banquiers, chefs d'industrie, politiciens, sauveurs du peuple, professeurs, journalistes, ils seraient mes valets. La masse des chrétiens s'endort mieux dans son esclavage, quand les contremaîtres d'esclaves sont eux-mêmes des chrétiens."

Et toute la structure du système bancaire rothschildien se dresse dans l'esprit ravi de Martin.

Crise de vie chère

Cependant, la situation empire dans l'Ile des Naufragés. La productivité a beau augmenter, les échanges ralentissent. Martin pompe régulièrement ses intérêts. I1 faut songer à mettre de l'argent de côté pour lui. L'argent colle, il circule mal.

Ceux qui paient le plus de taxes crient contre les autres et haussent leurs prix pour trouver compensation. Les plus pauvres, qui ne paient pas de taxes, crient contre la cherté de la vie et achètent moins.

Le moral baisse, la joie de vivre s'en va. On n'a plus de cœur à l'ouvrage. A quoi bon? Les produits se vendent mal; et quand ils se vendent, il faut donner des taxes pour Martin. On se prive. C'est la crise. Et chacun accuse son voisin de manquer de vertu et d'être la cause de la vie chère.

Un jour, Henri, réfléchissant au milieu de ses vergers, conclut que le "progrès" apporté par le système monétaire du banquier a tout gâté dans l'Ile. Assurément, les cinq hommes ont leurs défauts; mais le système de Martin nourrit tout ce qu'il y a de plus mauvais dans la nature humaine.

Henri décide de convaincre et rallier ses compagnons. Ils commence par Jacques. C'est vite fait: "Eh ! dit Jacques, je ne suis pas savant, moi; mais il y a longtemps que je le sens: le système de ce banquier-là est plus pourri que le fumier de mon étable du printemps dernier !"

Tous sont gagnés l'un après l'autre, et une nouvelle entrevue avec Martin est décidée.

Chez le forgeur de chaînes

Ce fut une tempête chez le banquier:

  • "L'argent est rare dans l'île, monsieur, parce que vous nous l'ôtez. On vous paie, on vous paie, et on vous doit encore autant qu'au commencement. On travaille, on fait de plus belles terres, et nous voilà plus mal pris qu'avant votre arrivée. Dette! Dette! Dette par-dessus la tête !
  • "Allons, mes amis, raisonnons un peu. Si vos terres sont plus belles, c'est grâce à moi. Un bon système bancaire est le plus bel actif d'un pays. Mais pour en profiter, il faut garder avant tout la confiance dans le banquier. Venez à moi comme à un père... Vous voulez d'autre argent ? Très bien. Mon baril d'or vaut bien des fois mille dollars... Tenez, je vais hypothéquer vos nouvelles propriétés et vous prêter un autre mille dollars tout de suite.
  • "Deux fois plus de dette ? Deux fois plus d'intérêt à payer tous les ans, sans jamais finir?
  • "Oui, mais je vous en prêterai encore, tant que vous augmenterez votre richesse foncière; et vous ne me rendrez jamais que l'intérêt. Vous empilerez les emprunts; vous appellerez cela dette consolidée. Dette qui pourra grossir d'année en année. Mais votre revenu aussi. Grâce à mes prêts, vous développerez votre pays.
  • "Alors, plus notre travail fera l'île produire, plus notre dette totale augmentera ?
  • "Comme dans tous les pays civilisés. La dette publique est un baromètre de la prospérité."

Le loup mange les agneaux

  • "C'est cela que vous appelez monnaie saine, monsieur Martin ? Une dette nationale devenue nécessaire et impayable, ce n'est pas sain, c'est malsain.
  • "Messieurs, toute monnaie saine doit être basée sur l'or et sortir de la banque à l'état de dette. La dette nationale est une bonne chose: elle place; les gouvernements sous la sagesse incarnée dans les banquiers. A titre de banquier, je suis un flambeau de civilisation dans votre île.
  • "Monsieur Martin, nous ne sommes que des ignorants, mais nous ne voulons point de cette civilisation-là ici. Nous n'emprunterons plus un seul sou de vous. Monnaie saine ou pas saine, nous ne voulons plus faire affaire avec vous.
  • "Je regrette cette décision maladroite, messieurs. Mais si vous rompez avec moi, j'ai vos signatures. Remboursez-moi immédiatement tout, capital et intérêts.
  • "Mais c'est impossible, monsieur. Quand même on vous donnerait tout l'argent de l'île, on ne serait pas quitte.
  • "Je n'y puis rien. Avez-vous signé, oui ou non? Oui? Eh bien, en vertu de la sainteté des contrats, je saisis toutes vos propriété gagées, tel que convenu entre nous, au temps où vous étiez si contents de m'avoir. Vous ne voulez pas servir de bon gré la puissance suprême de l'argent, vous la servirez de force. Vous continuerez à exploiter l'Ile, mais pour moi et à mes conditions. Allez. Je vous passerai mes ordres demain.

Le contrôle des journaux

Comme Rothschild, Martin sait que celui qui contrôle le système d'argent d'une nation contrôle cette nation. Mais il sait aussi que, pour maintenir ce contrôle, il faut entretenir le peuple dans l'ignorance et l'amuser avec autre chose.

Martin a remarqué que, sur les cinq insulaires, deux sont conservateurs et trois sont libéraux. Cela paraît dans les conversations des cinq, le soir, surtout depuis qu'ils sont devenus ses esclaves. On se chicane entre bleus et rouges.

De temps en temps, Henri, moins partisan, suggère une force dans le peuple pour faire pression sur les gouvernants... Force dangereuse pour toute dictature.

Martin va donc s'appliquer à envenimer leurs discordes politiques le plus possible.

I1 se sert de sa petite presse et fait paraître deux feuilles hebdomadaires: "Le Soleil", pour les rouges; "L'Etoile", pour les bleus. "Le Soleil" dit en substance: Si vous n'êtes plus les maîtres chez vous, c'est à cause de ces arriérés de bleus, toujours collés aux gros intérêts.

"L'Etoile" dit en substance: Votre dette nationale est l'œuvre des maudits: rouges, toujours prêts aux aventures politiques.

Et nos deux groupements politiques se chamaillent de plus belle, oubliant le véritable forgeur de chaînes, le contrôleur de l'argent, Martin.

Une épave précieuse

Un jour, Thomas, le prospecteur, découvre, échouée au fond d'une anse, au bout de l'ile et voilée par de hautes herbes, une chaloupe de sauvetage, sans rame, sans autre trace de service qu'une caisse assez bien conservée.

I1 ouvre la caisse: outre du linge et quelques menus effets, son attention s'arrête sur un livre-album en assez bon ordre, intitulé:

Première année de Vers Demain

Curieux, notre homme s'assied et ouvre ce volume. Il lit. Il dévore. I1 s'illumine:

"Mais, s'écrie-t-il, voilà ce qu'on aurait dû savoir depuis longtemps.

"L'argent ne tire nullement sa valeur de l'or, mais des produits que l'argent achète.

"L'argent peut être une simple comptabilité, les crédits passant d'un compte à l'autre selon les achats et les ventes. Le total de l'argent en rapport avec le total de la production.

"A toute augmentation de production, doit correspondre une augmentation équivalente d'argent... Jamais d'intérêt à payer sur l'argent naissant... Le progrès représenté, non pas par une dette publique, mais par un dividende égal à chacun... Les prix, ajustés au pouvoir d'achat par un coefficient des prix. Le Crédit Social..."

Thomas n'y tient plus. Il se lève et court, avec son livre, faire part de sa splendide découverte à ses quatre compagnons.

L'argent, simple comptabilité

Et Thomas s'installe professeur:

"Voici, dit-il, ce qu'on aurait pu faire, sans le banquier, sans or, sans signer aucune dette.

"J'ouvre un compte au nom de chacun de vous. A droite, les crédits, ce qui ajoute au compte; à gauche, les débits, ce qui le diminue.

"On voulait chacun $200 pour commencer. D'un commun accord, décidons d'écrire $200 au crédit de chacun. Chacun a tout de suite $200.

"François achète des produits de Paul, pour $10. Je retranche 10 à François, il lui reste 190. J'ajoute 10 à Paul, il a maintenant 210. "Jacques achète de Paul pour $8. Je retranche 8 à Jacques, il garde 192. Paul, lui, monte à 218.

"Paul achète du bois de François, pour $15. Je retranche 15 à Paul, il garde 203; j'ajoute 15 à François, il remonte à 205.

"Et ainsi de suite; d'un compte à l'autre, tout comme des piastres en papier vont d'une poche à l'autre.

"Si l'un de nous a besoin d'argent pour augmenter sa production, on lui ouvre le crédit nécessaire, sans intérêt. Il rembourse le crédit une fois la production vendue. Même chose pour les travaux publics.

"On augmente aussi, périodiquement, les comptes de chacun d'une somme additionnelle, sans rien ôter à personne, en correspondance au progrès social. C'est le dividende national L'argent est ainsi un instrument de service.

Désespoir du banquier

Tous ont compris. La petite nation est devenue créditiste. Le lendemain, le banquier Martin reçoit une lettre signée des cinq:

"Monsieur, vous nous avez endettés et exploités sans aucune nécessité. Nous n'avons plus besoin de vous pour régir notre système d'argent. Nous aurons désormais tout l'argent qu'il nous faut, sans or, sans dette, sans voleur. Nous établissons immédiatement dans l'Ile des Naufragés le système du Crédit Social. Le dividende national remplacera la dette nationale.

"Si vous tenez à votre remboursement, nous pouvons vous remettre tout l'argent que vous avez fait pour nous, pas plus. Vous ne pouvez réclamer ce que vous n'avez pas fait.

Martin est au désespoir. C'est son empire qui s'écroule. Les cinq devenus créditistes, plus de mystère d'argent ou de crédit pour eux.

"Que faire? Leur demander pardon, devenir comme l'un d'eux ? Moi, banquier, faire cela ?... Non. Je vais plutôt essayer de me passer d'eux et de vivre à l'écart.

Supercherie mise à jour

Pour se protéger contre toute réclamation future possible, nos hommes ont décidé de faire signer au banquier un document attestant qu'il possède encore tout ce qu'il avait en venant dans l'île.

D'où l'inventaire général: la chaloupe, la petite presse et... le fameux baril d'or.

Il a fallu que Martin indique l'endroit, et l'on déterre le baril. Nos hommes le sortent du trou avec beaucoup moins de respect cette fois. Le Crédit Social leur a appris à mépriser le fétiche or.

Le prospecteur, en soulevant le baril, trouve que pour de l'or, ìa ne pèse pas beaucoup: "Je doute fort que ce baril soit plein d'or", dit-il.

L'impétueux François n'hésite pas plus longtemps. Un coup de hache et le baril étale son contenu: d'or, pas une once! Des roches - rien que de vulgaires roches sans valeur!...

Nos hommes n'en reviennent pas:

  • "Dire qu'il nous a mystifiés à ce point-là, le misérable! A-t-il fallu être gogos, aussi, pour tomber en extase devant le seul mot OR!
  • "Dire que nous lui avons gagé toutes nos propriétés pour des bouts de papier basés sur quatre pelletées de roches! Voleur doublé de menteur!
  • "Dire que nous nous sommes boudés et haïs les uns les autres pendant des mois et des mois pour une supercherie pareille! Le démon!" A peine François avait-il levé sa hache que le banquier partait à toutes jambes vers la forêt.

lundi 21 novembre 2005

La fin du monde de Mérinos (1872)

Une fiction de Mérinos [Eugène Mouton] écrite en 1872 qui n'est pas sans rappeler ce qui se passe actuellement : le réchauffement de la planète et ses causes.

Source : La fin du monde sur le site Gallica Utopie

LA FIN DU MONDE

Et le monde finira par le feu

De toutes les questions qui intéressent l'homme, il n'en est pas de plus digne de ses recherches que celle des destinées de la planète qu'il habite. La géologie et l'histoire nous ont appris bien des choses sur le passé de la Terre : nous savons au juste, à quelques millions de siècles près, l'âge de notre globe ; nous savons dans quel ordre les développements de la vie se sont progressivement manifestés et propagés à sa surface ; nous savons à quelle époque l'homme est venu enfin s'asseoir à ce banquet de la vie préparé pour lui, et dont il avait fallu plusieurs milliers d'années pour mettre le couvert.
Nous savons tout cela, ou du moins nous croyons le savoir, ce qui revient exactement au même : mais si nous sommes fixés sur le passé, nous ne le sommes pas sur l'avenir.
L'humanité n'en sait guère plus sur la durée probable de son existence, que chacun de nous n'en sait sur le nombre d'années qu'il lui reste à vivre :

La table est mise,
La chère exquise,
Que l'on se grise !
Trinquons, mes amis !

Fort bien : mais en sommes-nous au potage, ou au dessert ? Qui nous dit, hélas ! qu'on ne va pas servir le café tout à l'heure ?
Nous allons, nous allons, insouciants de l'avenir du monde, sans jamais nous demander si par hasard cette barque frêle qui nous porte à travers l'océan de l'infini ne risque pas de chavirer tout à coup, ou si sa vieille coque, usée par le temps et détraquée par les agitations du voyage, n'a pas quelque voie d'eau par où la mort, goutte à goutte, s'infiltre dans cette carcasse, qui est la carcasse même de l'humanité, entendez-vous !

Le monde, c'est-à-dire pour nous le globe terrestre, n'a pas toujours existé. Il a commencé, donc il finira. Quand, voilà la question. Et tout d'abord demandons-nous si le monde peut finir par un accident, par une perturbation des lois actuelles.
Nous ne saurions l'admettre. Une telle hypothèse, en effet, serait en contradiction absolue avec l'opinion que nous entendons soutenir dans ce travail. Il est dès-lors bien clair que nous ne pouvons l'adopter.
Toute discussion serait en effet impossible si l'on admettait l'opinion qu'on s'est proposé de combattre.
Ainsi voilà un premier point parfaitement établi : la Terre ne sera pas détruite par accident ; elle finira par suite de l'action même des lois de sa vie actuelle : elle mourra, comme on dit, de sa belle mort.
Mais mourra-t-elle de vieillesse ? Mourra-t-elle de maladie ?
Je n'hésite pas à répondre : Non, elle ne mourra pas de vieillesse ; oui, elle mourra de maladie. Par suite d'excès. J'ai dit que la Terre finira par suite de l'action même des lois de sa vie actuelle. Il s'agit maintenant de rechercher quel est, de tous ces agents fonctionnant pour l'entretien de la vie du globe terraqué, celui qui est appelé à la détruire un jour.
Je le dis sans hésiter : cet agent, c'est celui-là même auquel la Terre a dû primitivement son existence : c'est la chaleur. La chaleur boira la mer ; la chaleur mangera la Terre : et voici comment cela arrivera.

Un jour, regardant fonctionner des locomotives, l'illustre Stephenson demandait à un grand chimiste anglais quelle était la force qui faisait mouvoir ces machines. Le chimiste répondit : "C'est le soleil."
Et en effet toute la chaleur que nous mettons en liberté lorsque nous brûlons des combustibles végétaux, bois ou charbon, a été emmagasinée là par le soleil : un morceau de bois, un morceau de charbon, n'est donc, au pied de la lettre, autre chose qu'une conserve de rayons solaires. Plus la vie végétale se développe et plus il y accumulation de ces conserves. Si on en brûle beaucoup et qu'on en crée beaucoup, c'est-à-dire si la culture et l'industrie se développent, l'emmagasinement, d'une part, la mise en liberté, de l'autre, des rayons du soleil absorbés par la Terre, iront sans cesse en augmentant, et la Terre devra s'échauffer d'une manière continue.
Que sera-ce si la population animale, si l'espèce humaine à son tour, suivent le même progrès ? Que sera-ce si des transformations considérables, nées du développement même de la vie animale à la surface du globe, viennent modifier la structure des terrains, déplacer le bassin des mers, et rassembler l'humanité sur des continents à la fois plus fertiles et plus perméables à la chaleur solaire ?
Or c'est précisément ce qui va arriver.

Lorsqu'on compare le monde à ce qu'il était autrefois, on est tout de suite frappé d'un fait qui saute au yeux : ce fait, c'est le développement de la vie organique sur le globe. Depuis les sommets les plus élevés des montagnes jusqu'aux gouffres les plus profonds de la mer, des millions de milliards d'animalcules, d'animaux, de cryptogames ou de plantes supérieures, travaillent jour et nuit, depuis des siècles, comme ont travaillé ces foraminifères qui ont bâti la moitié de nos continents.
Ce travail allait assez vite déjà avant l'époque où l'homme apparut sur la Terre ; mais depuis l'apparition de l'homme il s'est développé avec une rapidité qui va tous les jours s'accélérant. Tant que l'humanité est restée parquée sur deux ou trois points de l'Asie, de l'Europe et de l'Afrique, on n'y a pas pris garde, parce que, sauf ces quelques foyers de concentration, la vie générale était encore à l'aise pour déverser sur les espaces libres le trop-plein accumulé sur certains points de la terre civilisée : c'est ainsi que la colonisation a peuplé de proche en proche des contrées jusqu'alors inhabitée et vierges de toute culture. Alors a commencé la première phase du progrès de la vie par l'action humaine : la phase agricole.
On a marché dans ce sens pendant six siècles environ. Mais on a découvert les grands gisements de houille, et presque en même temps la chimie et la vapeur : la Terre est entrée alors dans la phase industrielle, qui ne fait que commencer puisqu'elle n'a guère plus de soixante ans.
Mais où ce mouvement nous mène, et de quel train nous y arriverons, c'est ce qu'il est facile de présumer d'après ce qui se passe déjà sous nos yeux.
Il est évident, pour qui sait voir les choses, que depuis un demi-siècle, tout, bêtes et gens, tend à se multiplier, à foisonner, à pulluler dans une proportion vraiment inquiétante.
On mange davantage, on boit davantage, on élève des vers à soie, on nourrit des volailles et on engraisse des boeufs.
En même temps on plante de tous les côtés ; on défriche, on invente des assolements fécondants et des cultures intensives : on compose des engrais artificiels qui doublent le rendement des terres ; on ne se contente pas de ce que produit la terre, et on sème à pleines mains, dans nos rivières, des saumons à cinq francs la dalle, et dans nos golfes, des huîtres à vingt-quatre sous la douzaine.
Pendant ce temps, on fait fermenter d'énormes quantités de vin, de bières, de cidre ; on distille de véritables fleuves d'eau-de-vie, et puis on brûle des millions de tonnes de houille, sans compter qu'on perfectionne incessamment les appareils de chauffage, qu'on calfeutre de plus en plus les maisons, et qu'enfin on fabrique tous les jours à meilleur marché les étoffes de laine et de coton dont l'homme se sert pour se tenir au chaud.
A ce tableau déjà suffisamment sombre il convient d'ajouter les développements insensés de l'instruction publique, qu'on peut considérer comme une source de lumière et de chaleur, car si elle n'en dégage par elle-même, elle en multiplie la production en donnant à l'homme les moyens de perfectionner et d'étendre son action sur la nature. Voilà où nous en sommes ; voilà où nous a conduits un seul demi-siècle d'industrialisme : évidemment il y a dans tout cela des symptômes manifestes d'une exubérance prochaine, et on peut dire qu'avant cent ans d'ici la Terre prendra du ventre.
Alors commencera la redoutable période où l'excès de la production amènera l'excès de la consommation, L'EXCES DE LA CONSOMMATION L'EXCES DE CHALEUR, ET L'EXCES DE CHALEUR LA COMBUSTION SPONTANEE DE LA TERRE ET DE TOUS SES HABITANTS.

Il n'est pas difficile de prévoir la série des phénomènes qui conduiront le globe, de degrés en degrés, à cette catastrophe finale. Quelque navrant que puisse être le tableau de ces phénomènes, je n'hésiterai pas à le tracer, parce que la prévision de ces faits, en éclairant les générations futures sur le danger des excès de la civilisation, leur servira peut-être à modérer l'abus de la vie et à reculer de quelques milliers d'années, ou tout au moins de quelques mois, la fatale échéance.
Voici donc ce qui va se passer.
Pendant une dizaine de siècles, tout ira de mieux en mieux. L'industrie surtout marchera à pas de géant. On commencera d'abord par épuiser tous les gisements de houille ; puis toutes les sources de pétrole ; puis on abattra toutes les forêts ; puis on brûlera directement l'oxygène de l'air et l'hydrogène de l'eau. A ce moment-là il y aura sur la surface du globe environ un milliard de machines à vapeur de mille chevaux en moyenne, soit mille milliard de chevaux-vapeur fonctionnant nuit et jour.
Tout travail physique est fait par des machines ou par des animaux : l'homme ne le connaît plus que sous la forme d'une gymnastique savante, pratiquée uniquement comme hygiène.
Mais tandis que ses machines lui vomissent incessamment des torrents de produits manufacturés, de ses usines agricoles sort à flots pressés une foule de plus en plus compacte de moutons, de poulets, de bœufs, de dindons, de porcs, de canards, de veaux et d'oies, tout cela crevant de graisse, bêlant, gloussant, mugissant, glouglottant, grognant, nasillant, beuglant, sifflant, et demandant à grands cris des consommateurs !
Or, sous l'influence d'une alimentation de plus en plus abondante, de plus en plus succulente, la fécondité des races humaines et des races animales va de jour en jour en s'accroissant.
Les maisons s'élèvent étage par étage ; on supprime d'abord les jardins, puis les cours. Les villes, puis les villages, commencent à projeter peu à peu des lignes de faubourgs dans toutes les directions ; bientôt des lignes transversales réunissent ces rayons.
Le mouvement progresse ; les villes voisines viennent à se toucher. Paris annexe Saint-Germain, Versailles, puis Beauvais, puis Châlons, puis Orléans, puis Tours ; Marseille annexe Toulon, Draguignan, Nice, Carpentras, Nîmes, Montpellier ; Bordeaux, Lyon et Lille se partagent le reste, et Paris finit par annexer Marseille, Lyon, Lille et Bordeaux.
Et de même dans toute l'Europe, de même dans les quatre autres parties du monde.
Mais en même temps s'accroît la population animale. Toutes les espèces inutiles ont disparu : il ne reste plus que des boeufs, des moutons, des chevaux et de la volaille. Or, pour nourrir tout cela il faut des espaces libres à cultiver, et la place commence à manquer.
On réserve alors quelques terrains pour la culture, on y entasse des engrais, et là, couchées au milieu d'herbages de six pieds de hauteur, on voit se rouler des race inouïes de moutons et de bœufs sans cornes, sans poil, sans queue, sans pattes, sans os, et réduits par l'art des éleveur à n'être plus qu'un monstrueux beefsteak alimenté par quatre estomacs insatiables !
Pendant ce temps, dans l'hémisphère austral, une révolution formidable va s'accomplir. Que dis-je ? A peine cinquante mille ans se sont écoulés, et la voilà faite.
Les polypiers ont réuni ensemble tous les continents et toutes les îles de l'Océan Pacifique et des mers du Sud : l'Amérique, l'Europe, l'Afrique, ont disparu sous les eaux de l'océan ; il n'en reste plus que quelques îles formées des derniers sommets des Alpes, des Pyrénées, des buttes Montmartre, des Carpathes, de l'Atlas, des Cordillères ; l'humanité, reculant peu à peu devant la mer, s'est répandue sur les plaines incommensurables que l'océan a abandonnées. Elle y a apporté sa civilisation foudroyante ; déjà, comme sur les anciens continents, l'espace commence à lui manquer.

La voilà dans ses derniers retranchements : c'est là qu'elle va lutter contre l'envahissement de la vie animale. C'est là qu'elle va périr !
Elle est sur un terrain calcaire ; elle fait passer incessamment à l'état de chaux une masse énorme de matières animalisées ; cette masse, exposée aux rayons d'un soleil torride, emmagasine incessamment de nouvelles unités de chaleur, pendant que le fonctionnement des machines, la combustion des foyers et le développement de la chaleur animale, élèvent incessamment la température ambiante.
Et pendant ce temps la production animale continue à s'accroître ; et il arrive un moment où l'équilibre étant rompu, il devient manifeste que la production va déborder la consommation.

Alors commence à se former, sur l'écorce du globe, d'abord presque une pellicule, puis une couche appréciable de détritus irréductibles : la Terre est saturée de vie.
La fermentation commence.
Le thermomètre monte, la baromètre descend, l'hygromètre marche vers zéro. Les fleurs se fanent, les feuilles jaunissent, les parchemins se recroquevillent : tout sèche et devient cassant.
Les animaux diminuent par l'effet de la chaleur et de l'évaporation. L'homme à son tour maigrit et se dessèche ; tous les tempéraments se fondent en un seul, le bilieux ; et le dernier des lymphatiques offre avec larmes sa fille et cent millions de dot au dernier des scrofuleux, qui n'a pas un sou de fortune, et qui refuse par orgueil !
La chaleur augmente et les sources tarissent. Les porteurs d'eau s'élèvent par degrés au rang de capitalistes, puis de millionnaires, si bien que la charge de Grand Porteur d'Eau du prince finit par devenir une des premières dignités de l'Etat. Toutes les bassesses, toutes les infamies qu'on voit faire aujourd'hui pour un pièce d'or, on les fait pour un verre d'eau, et l'Amour lui-même, abandonnant son carquois et ses flèches, les remplace par une carafe frappée. Dans cette atmosphère torride, un morceau de glace se paye par vingt fois son poids de diamants ! L'empereur d'Australie, dans un accès d'aliénation mentale, se fait faire un tutti frutti qui lui coûte une année de sa liste civile ! ! ! Un savant fait une fortune colossale en obtenant un hectolitre d'eau fraîche à 45 degrés ! ! ! !
Les ruisseaux se dessèchent ; les écrevisses, se bousculant tumultueusement pour courir après ces filets d'eau tiède qui les abandonnent, changent, chemin faisant, de couleur, et tournent à l'écarlate. Les poissons, le coeur affadi et la vessie natatoire distendue, se laissent aller vers les fleuves, le ventre en l'air et la nageoire inerte.
Et l'espèce humaine commence à s'affoler visiblement. Des passions étranges, des colères inouïes, des amours foudroyantes, des plaisirs insensés, font de la vie une série de détonations furieuses, ou plutôt une explosion continue, qui commence à la naissance et qui ne finit qu'à la mort. Dans ce monde torréfié par une combustion implacable, tout est roussi, craquelé, grillé, rôti, et après l'eau, qui s'évapore, on sent diminuer l'air, qui se raréfie.
Effroyable calamité ! les rivières à leur tour et les fleuves ont disparu : les mers commencent à tiédir, puis à s'échauffer : les voilà qui déjà mijotent comme sur un feux doux.
D'abord les petits poissons, asphyxiés, montrent leur ventre à la surface ; viennent ensuite les algues, que la chaleur a détachées du fond ; enfin s'élèvent, cuits au bleu et rendant leur graisse par larges taches, les Requins, les Baleines, et la Pieuvre énorme, et le Kraken cru fabuleux, et le Serpent de mer trop contesté ; et de ces graisses, de ces herbes et de ces poissons cuits ensemble, l'océan qui fume fait une incommensurable bouillabaisse. Une écoeurante odeur de cuisine se répand sur toute la terre habitée ; elle y règne un siècle à peine : l'océan s'évapore et ne laisse plus de son existence d'autre trace que des arêtes de poissons éparses sur des plaines désert...

La fin commence.
Sous la triple influence de la chaleur, de l'asphyxie et de la dessiccation, l'espèce humaine s'anéantit peu à peu : l'homme s'effrite, s'écaille, et au moindre choc tombe par morceaux. Il ne lui reste plus, pour remplacer les légumes, que quelques plantes métalliques qu'il parvient à faire pousser à force de les arroser de vitriol ! Pour étancher la soif qui le dévore, pour ranimer son système nerveux calciné, pour liquéfier son albumine qui se coagule, il n'a plus d'autres liquides que l'acide sulfurique ou l'eau forte.
Vains efforts.
A chaque souffle de vent qui vient agiter cette atmosphère anhydre, des milliers de créatures humaines sont desséchées instantanément ; et le cavalier sur son cheval, l'avocat à la barre, le juge sur son siège, l'acrobate sur sa corde, l'ouvrière à sa fenêtre, le roi sur son trône, s'arrêtent momifiés !

Et alors vient le dernier jour.
Ils ne sont plus que trente-sept, errants comme des spectres d'amadou au milieu d'une population effroyable de momies qui les regardent avec des yeux semblables à des raisins de Corinthe.
Et ils se prennent les mains, et ils commencent une ronde furieuse, et à chaque tour un des danseurs trébuche et tombe mort avec un bruit sec. Et le trente-sixième tour fini, le survivant demeure seul en face de ce monceau misérable où sont rassemblés les derniers débris de la race humaine !
Il jette un dernier regard sur la Terre ; il lui dit adieu au nom de nous tous, et de ses pauvres yeux brûlés tombe une larme, la dernière larme de l'humanité. Il la recueille dans sa main, il la boit, et il meurt en regardant le ciel.

Pouff ! ! ! !
Une petite flamme bleuâtre s'élève en tremblotant ; puis deux, puis trois, puis mille. Le globe entier s'embrase, brûle un instant, s'éteint.
Tout est fini : la Terre est morte..

Morne et glacée, elle roule tristement dans les déserts silencieux de l'infini ; et de tant de beauté, de tant de gloire, de tant de joies, de tant de larmes, de tant d'amours, il ne reste plus qu'une petite pierre calcinée, errant misérable à travers les sphères lumineuses des mondes nouveaux.
Adieu, Terre ! Adieu, souvenirs touchants de nos histoires, de notre génie, de nos douleurs et de nos amours ! Adieu, Nature, toi dont la majesté douce et sereine nous consolait si bien de nos souffrances ! Adieu, bois frais et sombres, où pendant les belles nuits d'été, à la lumière argentée de la lune, on entendait chanter le rossignol ! Adieu, créatures terribles et charmantes qui meniez le monde avec une larme ou un sourire, et que nous appelions de noms si doux ! Ah ! puisqu'il ne reste plus rien de vous, tout est bien fini : LA TERRE EST MORTE.

Mérinos [Eugène Mouton]

Extrait de Nouvelles et fantaisies humoristiques. Paris, Librairie générale, MDCCCLXXII, pp. 47-57.

vendredi 7 octobre 2005

Et si les chimistes arrêtaient tout ?

Source : Et si les chimistes arrêtaient tout dans les dossiers de la Société Française de la Chimie.

Et si les chimistes arrêtaient tout ?
Une page de science-fiction

Armand Lattes
Professeur à l'Université Paul Sabatier (Toulouse III)
Directeur du GDR Décontamination Chimique et Environnement (CNRS)

C'est maintenant décidé ! Réunis en assemblée internationale lors de leur congrès annuel, les chimistes de toute origine ont pris la résolution d'arrêter leurs travaux, leurs analyses, leurs activités. Cette décision est la conséquence des critiques incessantes que les consommateurs, les pouvoirs publics, les associations, déversaient dans les médias et cela depuis bientôt un siècle. Attachés au bien public, soucieux de la protection des individus, attentifs à l'impact de tous les phénomènes, naturels ou non, sur la planète, ils ne supportaient plus d'être mis au ban d'une société qui les accusaient d'être responsables de tous les maux qu'ils s'efforçaient, au contraire, de détecter et de corriger.

C'est avec mélancolie, mais détermination, qu'ils se sont séparés, rejoignant leur destination d'origine pour se consacrer à d'autres activités que leur formation très large et leurs goûts propres leur permettaient d'aborder.

Au début, cette décision a été accueillie avec des sentiments unanimes de soulagement : les associations écologistes se félicitèrent de la disparition de leur cible privilégiée, les consommateurs applaudirent au retour d'une nature qu'ils estimaient dégradée par les activités chimiques et les esprits forts, de droite comme de gauche, ne manquèrent pas de s'attribuer les bénéfices de cette situation, en prétendant bien haut qu'elle était le résultat de leur action.

Pendant quelque temps, le public n'observa que peu de différence dans les actes habituels de la vie de tous les jours. Curieusement l'effet sur la pollution atmosphérique fut pratiquement nul : les raffineries disposant de réserves suffisantes en carburant, les véhicules continuaient de rouler, provoquant toujours les mêmes nuisances. Nombreux sont ceux qui purent constater, ce que les chimistes savaient, que les principaux responsables de la dégradation de l'air étaient les transports, l'industrie chimique n'intervenant que pour une fraction minime de la pollution globale.

Les premiers signes de changement apparurent lorsque les stocks de carburant commencèrent à s'épuiser. Faute de chimistes pour diriger les opérations de raffinage, d'analystes pour suivre la qualité des produits finis, le pétrole brut s'accumulait dans les cuves; bientôt il fallut arrêter le flux d'or noir de provenances diverses faute de moyens techniques pour le transformer. Le gouvernement prit alors quelques mesures impopulaires : dans un premier temps le rationnement, puis la saisie des stocks en faveur des secteurs prioritaires santé, ambulances, armée, etc.

Le premier hiver ne posa pas trop de problème, compte tenu des précautions individuelles des citoyens qui avaient rempli leurs cuves de fuel, mais ceux-ci constatèrent très vite qu'ils ne pouvaient plus renouveler leur approvisionnement dès lors que les raffineries ne fonctionnaient plus. Heureusement le tout électrique avait été choisi par beaucoup d'entre eux et les conséquences semblaient limitées : les centrales nucléaires continuant, mais sans contrôle chimique, à débiter l'énergie que nécessitait la vie moderne.

Il n'en reste pas moins que le mécontentement était perceptible, sauf..., sauf au niveau des associations de protection de l'environnement, qui enregistrèrent une diminution sensible des pollutions de l'air, grâce aux appareils automatiques de détection qui fonctionnaient encore.

Rapidement cependant, les réactifs nécessaires au suivi de la présence de polluants dans l'air, vinrent à manquer et toute forme de détection fut désormais impossible à mettre en oeuvre.

A l'issue de cette période, on assista partout à l'utilisation de moyens alternatifs. Au niveau des transports, la bicyclette revint à l'honneur, et les voitures abandonnées un peu partout, au gré de l'épuisement du carburant, furent remplacées par des vélos que l'on retrouva avec d'autant de plaisir que l'absence de véhicules à moteur permettait enfin de disposer d'espaces cyclables sans crainte d'être renversé ou même écrasé. mais ... mais, l'utilisation intensive de ce mode de transport eut une conséquence inattendue sur les pneumatiques : le mauvais état des rues et des routes, dont le bitume commençait à s'arracher par plaques, provoqua une usure rapide des pneus.

Faute d'être remplacés, les vélos furent à leur tour abandonnés malgré les efforts de ceux qui, se souvenant de la 2ème guerre mondiale, se livrèrent à des opérations hasardeuses pour les maintenir en ordre de marche. Les individus apprirent ainsi que le bitume résultait d'une formulation chimique complexe qui nécessitait la synthèse de substances permettant l'adhésion au gravier et aux pierres, alors que les pneus étaient aussi une formulation subtile, essentiellement, pour ne pas dire totalement chimique.

Au niveau du chauffage, la situation devint dramatique dès le début du 2e hiver. La deuxième irruption du volcan PINATUBO aux Philippines, avait créé une situation difficile car, en polluant l'atmosphère jusqu'à 24 km d'altitude, détruisant 20 % de la couche d'ozone, il avait provoqué une modification climatique telle que la température chuta brutalement. Les hommes et les femmes, manquant de la plupart des énergies auxquelles ils étaient habitués, transformèrent leurs installations pour les adapter aux énergies anciennes qu'ils purent redécouvrir :

  • le charbon d'abord, mais aucun contrôle n'étant effectué et les cokeries ayant fermé, la production de gaz soufrés, et par la même d'acides, fut énorme ! ... et non contrôlée. Il en résulta des dégradations sur les immeubles, une augmentation du nombre d'asthmatiques et la destruction des forêts en raison des pluies acides. De plus, de nombreux cas d'intoxication à l'oxyde de carbone furent enregistrés car le bricolage des chaudières ne permettait pas toujours une combustion complète ;
  • le bois fut aussi une valeur exploitable, et cela d'autant plus que la fermeture des usines de pâte à papier permettait d'en disposer en grande quantité. La France qui possédait un patrimoine forestier important, puisa dans ses réserves, mais celles-ci ne tardèrent pas à montrer leurs limites d'autant plus que la destruction de nombreux hectares par les pluies acides et l'attaque du bois par des parasites rendus virulents en l'absence de moyens chimiques pour les combattre, accentuèrent ce processus.

Un malheur n'arrivant jamais seul, un incident dans une centrale nucléaire lié à l'absence de contrôle chimique de l'évolution du combustible ou de son environnement, obligea les autorités à prendre des mesures immédiates qui devaient aboutir, très vite, à l'arrêt de l'ensemble des centrales.

Disposant d'électricité de façon limitée et par rotation, ne se déplaçant qu'à pied et donc sur de courtes distances, les êtres humains retrouvèrent des instincts de tribus, jalouses de ce qu'elles possédaient et peu disposées à le partager. Cela conduisit à des conflits entre "tribus" et l'instauration d'un régime local belliqueux où la moindre étincelle pouvait conduire à l'affrontement.

Un autre effet de la décision des chimistes atteignit les consommateurs dans un des éléments nécessaires à leur vie : la nourriture. Ce fut d'abord la dégradation des mets ou ingrédients les plus courants, par exemple le sucre, qui de plus était le produit chimique de base le meilleur marché, commença à manquer faute de pouvoir l'extraire de la betterave et de le purifier. D'ailleurs l'absence d'engrais avait provoqué une chute énorme non seulement de la production de la betterave, mais aussi de toute la production végétale. Le rendement à l'hectare du blé était de l'ordre de grandeur de celui du début du siècle dernier tandis que les légumes attaqués par les doryphores, chenilles et autres insectes, devenaient de plus en plus rares. Corrélativement, le nombre de têtes de bétail et d'animaux de basse-cour fut réduit faute de nourriture et en raison des maladies que le vétérinaires ne pouvaient traiter en l'absence de médicaments.

Le lait fut rationné d'autant que l'on ne disposait plus de moyen pour le stabiliser, tandis que les consommateurs retrouvèrent le goût du beurre rance que les antioxydants avaient contribué à faire disparaître. La viande devait être consommée très vite car on ne disposait plus de conservateurs et que les emballages, en carton ou en plastique, ne se fabriquaient plus.

Eclairés à la bougie stéarique (une invention de chimiste) limités dans leurs déplacements, saisis par le froid (puis par la chaleur) nos concitoyens furent l'objet d'une diminution rapide de leur durée de vie.

Certaines maladies reprirent le dessus d'autant plus que le manque de médicaments, dont la plupart était le résultat de la synthèse chimique- se fit sentir dès le début de la grève. C'est ainsi que les humains apprirent :

  • les seuls médicaments contre le SIDA - la tri thérapie - étaient tous issus de préparations chimiques ;
  • certaines hormones n'étaient pas d'origine naturelle mais fabriquées de toute pièce par les chimistes. La pilule anticonceptionnelle venant à manquer, de nombreuses grossesses non désirées furent enregistrées (la disparition de la télévision dont les composants étaient le fruit de la synthèse contribua à l'importance du phénomène !) ;
  • même issus de substances naturelles, des molécules anticancéreuses, comme le taxotère étaient optimisées par modulation chimique ;
  • et surtout... découverte inattendue pour beaucoup, que l'aspirine était un produit chimique ! Sa disparition fut cruelle et évidemment pas compensée par le décoction de feuilles de saule, dont on sait, depuis l'ancien régime, que l'effet est limité.

D'autres conséquences, plus ou moins graves, furent enregistrées : dans le domaine de l'habillement tout d'abord. Les fibres artificielles ayant disparu, la variété de structures qu'elles permettaient de réaliser (protection du froid, de la chaleur, résistance aux intempéries, tissus intelligents ... etc) disparut. Les fibres naturelles reprirent de l'importance : la laine d'abord (mais les moutons diminuant en nombre la disponibilité de cette matière fut réduite), le coton ensuite, mais les pesticides n'étant plus disponibles des champs entiers furent détruits.

Les humains se retrouvant dans des conditions voisines de celles que leurs parents et grands-parents avaient connues pendant la deuxième guerre mondiale, réapprirent à utiliser tous les déchets et à récupérer le moindre tissu, par exemple les garnitures des voitures abandonnées furent ainsi utilisées et les pantalons s'ornèrent de fonds de culotte peu adaptés aux couleurs originelles. D'ailleurs les colorants aussi vinrent à manquer et, faute de diversité, la tristesse s'abattit sur les vêtements aux teintes grise, marron, ou blanche délavée que la disparition des détergents empêchaient de rendre vraiment blanches sinon plus blanches que le blanc. Plus question de porter des jeans : le colorant bleu artificiel ne pouvant être remplacé par les faibles quantités de produits issus du pastel dont la région toulousaine avait repris la culture. La situation devenait intolérable ! La population ne disposait plus de moyens d'expressions :

  • plus de papier ni d'encre d'imprimerie
  • radio et TV arrêtées : fils conducteurs et antennes non remplacées, écrans détruits, électronique sans composants.

Des forums servirent alors de lieu de ralliement où chacun pouvait s'exprimer unanimement un accord fut conclu : une délégation devait intervenir auprès des politiques pour que cette situation cesse et que les chimistes reprennent leurs activités. Venu de la France profonde, par étapes, à cheval, en charrette, à pied, une délégation fut reçue à l'Élysée où le président retranché dans ses appartements de fonction ne communiquait plus avec l'extérieur que par estafette pédestre.

Un comité, dirigé par le vice président du Sénat et le conseiller scientifique du Président de la République (tous deux anciens chimistes), fut chargé de rencontrer les chimistes pour les convaincre de revenir sur leur décision. Ce ne fut pas chose facile car il fallait d'abord les retrouver. Comme ils l'avaient dit au début des hostilités, tous s'étaient reconvertis, par exemple :

  • Pierre Potier, découvreur de 2 médicaments anticancéreux, avait ouvert une herboristerie ;
  • Jean-Marie Lehn, Prix Nobel, de chimie 1987, tenait les orgues à la cathédrale de Strasbourg ;
  • Robert Carrie, était entraîneur de l'équipe de football de Rennes ;
  • Armand Lattes, ancien petit chanteur à la croix de bois, était choriste au capitole de Toulouse ;
  • Andrée Marquet, ancienne stagiaire d'un restaurant breton fameux, avait ouvert un restaurant ;
  • François Mathey, polytechnicien, était rentré dans l'année ;
  • Hervé This, opérait comme professeur de cuisine dans une école hôtelière ;
  • Robert Corrieu travaillait comme oenologue dans une exploitation vinicole ;
  • Pham Tan Luu et Emile Vincent étaient entrés dans les ordres ;
  • etc, etc.

Et les français stupéfaits découvrirent ainsi que derrière la chimie, il y avait les chimistes et que ceux-ci étaient des hommes et des femmes comme eux partageant les mêmes joies et les mêmes soucis, respectueux de la nature et de l'environnement.

Le début des négociations fut marqué par les hésitations des chimistes qui gardaient le souvenir des reproches passés. Après réflexions, ils acceptèrent de signer un accord sous réserve de l'acceptation par la communauté d'un certain nombre de règles rassemblées dans une charte. Voici les principaux articles de cette charte :

  1. Les signataires ayant reconnu le bilan positif de l'action des chimistes s'engagent à ne plus rendre les chimistes ni leur spécialité, responsables de tous les maux ;
  2. Chaque fois que nécessaire, ils attribueront aux chimistes les actions positives dont ils sont à l'origine et qu'ils avaient tendance à porter au bénéfice d'autres disciplines.
  3. Par exemple un médicament synthétisé par un chimiste ne sera plus obligatoirement le résultat unique d'une victoire de la médecine.
  4. Au lieu d'insister seulement sur les côtés négatifs d'une découverte chimique, une analyse objective de son apport à la société sera pratiquée avant toute diffusion ou prise de position.
  5. En contre partie, les chimistes s'engagent à reprendre leurs activités et à poursuivre leurs efforts pour mettre en place une politique de civilisation durable, respectant l'homme et son environnement et garantissant les effets positifs du progrès aux générations futures.

mercredi 10 août 2005

L'Homme qui plantait des arbres

Une très belle oeuvre de Jean Giono qui aimait les arbres, volontairement libre de droits dès sa sortie en 1953.

L'Homme qui plantait des arbres



1953


Voir au bas de la page pour ce qui concerne le copyright.

Pour que le caractère d'un être humain dévoile des qualités vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer son action pendant de longues années. Si cette action est dépouillée de tout égoïsme, si l'idée qui la dirige est d'une générosité sans exemple, s'il est absolument certain qu'elle n'a cherché de récompense nulle part et qu'au surplus elle ait laissé sur le monde des marques visibles, on est alors, sans risque d'erreurs, devant un caractère inoubliable.

Il y a environ une quarantaine d'années, je faisais une longue course à pied, sur des hauteurs absolument inconnues des touristes, dans cette très vieille région des Alpes qui pénètre en Provence.

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