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mardi 11 juillet 2006

L'Âme et le corps - l'énergie spirituelle - Henri Bergson

Ce philosophe s'intéresse au domaine de l'existence hypothétique ou non de l'âme et des rapports avec le corps. Il démontre que la conscience, le moi est quelque chose qui dépasse le corps, ou plus exactement que c'est un fait d'expérience. Aux scientifiques alors revient d'infirmer cette théorie : thèse de l'apparence du "moi". Bien sûr, cela n'a pas encore été infirmé et il y a peu de chance que cela le soit un jour. En allant plus loin, il s'intéresse aux souvenirs et démontre que le cerveau ne conserve pas les souvenirs mais se contente seulement de les solliciter. Enfin, sans démontrer que l'âme est immortelle, chose propre aux religions, il affirme vraisemblable, compte-tenu des capacités de l'esprit bien plus étendues que celle du cerveau, sa survivance à la mort du corps. Et il revient aux scientifiques encore une fois de démontrer le contraire.

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vendredi 23 juin 2006

Le manuel

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Le Manuel



Traduction anonyme

  1. Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons ; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons.
  2. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves ; ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger.
  3. Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté ; tu en voudras aux hommes comme aux dieux ; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment – et tout le reste étranger –, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route ; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui pour toi soit mauvais.
  4. A toi donc de rechercher des biens si grands, en gardant à l’esprit que, une fois lancé, il ne faut pas se disperser en oeuvrant chichement et dans toutes les directions, mais te donner tout entier aux objectifs choisis et remettre le reste à plus tard. Mais si, en même temps, tu vises le pouvoir et l’argent, tu risques d’échouer pour t’être attaché à d’autres buts, alors que seul le premier peut assurer liberté et bonheur.
  5. Donc, dès qu’une image viendra te troubler l’esprit, pense à te dire : « Tu n’es qu’image, et non la réalité dont tu as l’apparence. » Puis, examine-la et soumets-la à l’épreuve des lois qui règlent ta vie : avant tout, vois si cette réalité dépend de nous ou n’en dépend pas ; et si elle ne dépend pas de nous, sois prêt à dire : « Cela ne me regarde pas. »

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lundi 16 janvier 2006

Sur l'éducation des enfants de Plutarque

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Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. I , Paris, Hachette, 1870

DE L'ÉDUCATION DES ENFANTS.

Ce que l'on peut dire sur l'éducation des enfants de condition libre, et ce qu'ils ont à faire pour devenir des hommes dont la moralité soit louable, voyons, essayons de l'exposer ici.

Mieux vaut, peut-être, commencer d'abord par ce qui regarde leur procréation même. A ceux qui désirent se voir pères de fils destinés à leur faire honneur je recommanderai donc, pour ma part, de ne pas cohabiter avec les premières femmes venues, je veux dire avec des courtisanes ou des concubines. Car si, du côté paternel ou maternel, des enfants ne sont pas nés dans d'irréprochables conditions, la honte de cette naissance fâcheuse reste ineffaçable durant toute la vie : elle offre une matière facile à qui veut les blâmer, les injurier ; et le poète était sensé, qui a dit : "La naissance des fils, quand le vice ou le crime Lui donne un fondement qui n'est pas légitime, Les condamne à subir d'inévitables maux." C'est donc un précieux trésor de loyauté qu'une naissance honnête; et rien ne mérite une attention plus sérieuse de la part de ceux qui désirent une lignée régulière. Il y chez les bâtards et chez les adultérins une bassesse naturelle de sentiments, qui les empêche de marcher avec assurance ; et très judicieuse est la réflexion du poète : "On se sent enchaîné si, même ayant du coeur, D'un père ou d'une mère on sait le déshonneur". Au contraire, ceux qui naissent de parents distingués entre tous sont indubitablement remplis de confiance en eux-mêmes et d'une noble présomption. Ainsi Diophante, fils de Thémistocle, répétait souvent, dit-on, et devant de nombreux témoins, que toutes ses volontés devenaient celles du peuple d'Athènes. «Car, disait-il, ce qui a été décidé par moi l'est également par ma mère ; ce qui l'est par ma mère l'est par Thémistocle, et ce que Thémistocle veut tous les Athéniens le veulent aussi.» Il faut, à cet égard, louer sans réserve la fierté de sentiments qui détermina les Lacédémoniens à frapper d'une amende pécuniaire leur roi Archidamus, parce qu'il 's'était résigné à prendre en mariage une femme de petite taille. «Ce ne sont pas des rois, alléguaient-ils, qu'il songe à nous donner : ce sont des roitelets.»

Je me trouve conduit à parler d'une recommandation que n'ont pas négligée non plus mes prédécesseurs. Quelle est-elle ? Les hommes qui se rapprochent de leur femme dans l'intention de procréer des enfants doivent s'être complétement abstenus de vin, ou n'en avoir bu, du moins, qu'avec modération lorsqu'ils procèdent à cet acte. En effet il arrive fréquemment que les fils engendrés par des pères pris de boisson deviennent plus tard portés au vin et à l'ivrognerie. C'est pourquoi Diogène, voyant un jeune homme qui était hors de lui-même et qui donnait des signes d'extravagance : «Jeune homme, lui dit-il, ton père t'engendra dans un moment d'ivresse Je m'en tiendrai là pour ce qui est de la procréation des enfants. C'est de leur éducation qu'il faut maintenant parler.

Une considération dominera tout le sujet. Ce que nous avons càutume de dire sur les arts et les sciences, il faut le dire également sur la vertu. La vertu parfaite exige le concours de trois éléments, la nature, la raison et l'habitude, ce que j appelle raison étant l'instruction, et ce que j'appelle habitude étant l'exercice. Les commencements, il faut les demander (à la nature ; les méthodes) à l'instruction ; l'habitude, à une pratique constante ; la perfection, aux trois éléments réunis. Selon que les unes ou les autres de ces conditions laisseront à désirer, il y aura, de toute nécessité, défaillance dans la vertu. Car la nature sans instruction est chose aveugle, l'instruction sans la nature, chose défectueuse, et enfin l'exercice sans la nature et sans l'instruction ne saurait aboutir à rien. De même qu'en agriculture il faut d'abord un bon sol, ensuite un cultivateur intelligent, puis des semences de bonne qualité, de même le sol ici, c'est la nature ; l'agriculteur, c'est celui qui instruit ; enfin les semences, ce sont les doctrines inculquées, les préceptes. Ces trois éléments, je le dis avec assurance, ont concouru et conspiré pour former les âmes des nobles mortels que célèbrent les louanges de l'univers entier, les âmes des Pythagore, des Socrate, des Platon, et de tous ceux qui ont acquis une gloire à jamais consacrée par le souvenir. Heureux donc et chéri du ciel, celui qu'un Dieu aura gratifié de tous ces avantages ! Mais n'allez pas croire que, pour être doué d'une nature moins heureuse, on ne puisse pas, à l'aide d'une instruction et d'un exercice habilement dirigés vers la vertu, réparer, dans la mesure de ses moyens, l'insuffisance naturelle : ce serait, sachez-le, une grave erreur, ou plutôt une erreur capitale. L'excellence de la nature se corrompt par la mollesse, et sa défectuosité se répare au moyen de l'étude. Les choses les plus faciles échappent à ceux qui y apportent de la négligence, et à force de soin on triomphe des plus difficiles. Voulez-vous connaître combien l'application et le travail ont de résultat et d'efficacité? Portez les yeux sur presque tout ce qui se passe autour de nous. Des gouttes d'eau creusent des pierres ; le fer et le bronze s'amincissent sous les doigts qui les manient ; les roues des chariots une fois cambrées avec effort ne sauraient, quoi qu'il arrive, reprendre la forme rectiligne que leur bois avait primitivement; les bâtons recourbés que portent les comédiens ne pourraient se redresser. Si bien, que ce qui est contre nature devient, grâce au travail, plus fort que la nature même. Et ces exemples sont-ils les seuls qui démontrent la puissance de l'exercice ? Non : car on en pourrait produire milliers sur milliers. Une terre est bonne par elle-même : qu'on ne s'en occupe point, elle devient stérile; et plus elle est féconde naturellement, plus, quand on la néglige, elle se détériore, faute de soin. Au contraire, qu'un sol raboteux et âpre au delà de toute proportion soit soumis à la culture, il aura donné bientôt une récolte excellente. Quels arbres ne deviennent, si l'on s'en occupe peu, tortus et inféconds ; et s'ils sont l'objet d'une direction intelligente, productifs et chargés de fruits ? Quelle est la force corporelle qui ne s'abâtardit et ne s'épuise par suite de la négligence, de la mollesse, de la mauvaise qualité du régime ? Quelle nature chétive n'acquiert pas une vigueur considérable à force d'exercices et de luttes constantes ? Quels chevaux habilement dressés dès la jeunesse, ne sont pas devenus dociles à ceux qui les montent? Quels d'entre eux, restés sans qu'on les domptât, n'ont pas opposé une dureté de bouche et une férocité extrêmes ? Citerai-je d'autres exemples aussi étonnants ? Parmi les bêtes sauvages les plus intraitables nous en voyons un grand nombre qu'on adoucit et qu'on apprivoise à force de soins. Ce Thessalien avait raison : quelqu'un lui demandait quels étaient les plus placides d'entre les Thessaliens ; il répondit : «Ceux qui cessent d'aller à la guerre". Pourquoi insisterais-je plus longuement ? Le caractère n'est rien autre chose qu'une habitude prolongée ; et les vertus appelées vertus morales pourraient, sans la moindre impropriété de terme, être dites vertus d'habitude. Un seul exemple encore sur ces matières , et je m'abstiendrai de tout développement ultérieur. Lycurgue, le législateur de Lacédémone, prit deux petits chiens nés du même père et de la même mère, et il ne les éleva pas du tout semblablement l'un et l'autre. Il rendit l'un gourmand et voleur, il habitua l'autre à suivre la piste et à chasser. Puis, un jour que les Lacédémoniens étaient réunis dans une même enceinte : "Lacédémoniens, dit-il, pour engendrer la vertu rien ne déploie une influence plus considérable que les habitudes, les exercices, les enseignements, la direction imprimée â la vie ; et c'est une vérité que je vais à l'instant vous démontrer de la façon la plus évidente.» Sur ce, ayant fait amener ses deux chiens, il les lâcha après avoir mis à leur portée et devant eux une assiette de viande et un lièvre. L'un s'élança à la poursuite du lièvre, l'autre se jeta sur l'assiette. Les Lacédémoniens ne savaient pas deviner encore sa pensée, ni dans quelle intention il leur avait montré les deux chiens. "Ils sont nés, continua Lycurgue, du même père et de la même mère; mais comme ils ont reçu une éducation différente, l'un est devenu gourmand, et l'autre, chasseur.» Relativement aux habitudes et au genre de vie, nous en avons dit assez.

Vient maintenant la question de la nourriture. Il faut, selon moi, que les mères elles-mêmes nourrissent leurs enfants et leur présentent le sein ; car elles allaiteront avec plus d'amour, avec plus de sollicitude, puisque leur tendresse pour leurs enfants part du coeur et, comme on dit, du fond même de leurs entrailles. Les nourrices et les gouvernantes n'ont qu'une tendresse de convention, une tendresse factice, attendu qu'elle est toute mercenaire. La nature démontre elle-même que les mères doivent allaiter et nourrir les petites créatures qu'elles ont mises au monde. C'est dans ce but qu'à tout animal qui a enfanté elle a fourni le lait dont doit être alimentée la progéniture. C'est encore par une sage prévoyance qu'elle a donné des mamelles doubles aux femmes, afin que si elles ont deux jumeaux elles aient deux sources de nourriture. Indépendamment de ces raisons, les mères deviendront plus affectueuses et plus tendres pour leurs enfants. Et véritablement cela se conçoit, puisque cette communauté de nutrition redouble en quelque sorte l'attachement ; et même, les animaux à qui l'on enlève les petits qu'ils nourrissaient en manifestent des regrets visibles. Il est donc essentiel, comme je l'ai dit, que les mères essayent de nourrir elles-mêmes leurs enfants. Mais si pourtant elles en étaient incapables, soit par faiblesse de complexion, car des circonstances de ce genre peuvent se présenter, soit par leur empressement à en procréer de nouveaux, du moins ne faut-il pas prendre les premières nourrices et les premières gouvernantes venues : autant que possible ce sera sur d'excellentes que le choix se portera. Qu'elles soient, avant tout, élevées comme les femmes grecques. En effet, de même qu'il est nécessaire de façonner chez les enfants les membres du corps dès leur naissance pour qu'ils se produisent bien droits et exempts de la moindre difformité, de même il convient tout d'abord de régler leurs moeurs. C'est chose aisée à façonner, c'est chose molle, que le jeune âge. Quand ces âmes sont encore tendres, les principes s'y impriment ; mais tout ce qui est dur ne s'assouplit que difficilement. Comme les cachets marquent leur empreinte dans la cire tendre, ainsi l'instruction se grave dans l'intelligence des enfants encore tout petits; et je trouve bien judicieuse la recommandation faite aux nourrices par le divin Platon, de ne pas conter aux enfants les premières fables venues, afin qu'elles n'aillent pas tout d'abord leur remplir l'esprit de sottises et de perversité. Très sage également parait être le conseil du poète Phocylide, quand il dit : "Instruisez tout petits les enfants à bien faire."

Encore à ce point de vue, il y a un soin qui ne doit pas être négligé : c'est de s'attacher à ce que les petits esclaves qui auront à servir les jeunes nourrissons et qui seront élevés avec eux aient de bonnes moeurs avant tout, ensuite qu'ils soient Grecs, et qu'ils s'expriment très distinctement. Au contact d'enfants de pays étranger et ayant de mauvaises habitudes, les nôtres prendraient quelque chose de ces vices; et le proverbe n'est pas sans justesse, qui dit : «A vivre avec un boiteux on apprend à boiter".

Quand les enfants auront atteint l'âge où on les place entre les mains des pédagogues, ce sera alors qu'il faudra apporter une grande sollicitude à l'installation de ces directeurs, pour n'aller pas, sans le savoir, livrer les jeunes élèves à des esclaves, ou bien à des hommes de pays barbares, ou, encore, à des étrangers qui tournent à tout vent. Car ce qui arrive en général est le comble du ridicule, A-t-on des serviteurs de mérite ; on fait les uns laboureurs de ses terres, les autres, patrons de ses navires; ceux-ci, intendants, ceux-là négociants et banquiers pour son compte; mais se trouve-t-on avoir un esclave qui se laisse prendre de vin, qui soit gourmand, incapable de toute occupation sérieuse ; c'est à lui que l'on va livrer ses enfants. Or un bon précepteur doit avoir une nature qui rappelle celle de Phénix, le gouverneur d'Achille. Une recommandation, la plus grande et la plus essentielle de toutes, est celle que je vais maintenant énoncer. Il faut pour les enfants rechercher des instituteurs dont la vie ne donne pas sujet à la moindre attaque, dans les moeurs de qui il n'y ait rien à reprendre, et qui aient un grand fonds de sagesse, dû à leur expérience. La source, la racine de toute probité, de toute vertu, c'est une éducation convenable; et de même que les cultivateurs mettent des palissades au pied des plantes, de même les bons maîtres entourent leurs jeunes élèves de l'appui de principes solides et d'utiles conseils, qui permettent chez eux le développement d'une saine moralité. Au contraire, comment ne pas conspuer certains pères qui, avant d'avoir fait l'essai des maîtres futurs de leurs enfants, remettent ceux-ci, soit par négligence, soit par ignorance, aux mains d'hommes sans honneur et décriés ! Et encore, une semblable conduite n'est pas tout à fait ridicule quand il n'y a de leur part qu'ignorance; mais dirai-je ce qui atteint les dernières limites de l'absurde? Le voici : c'est que souvent ils savent, des gens plus éclairés qu'eux le leur ayant révélé, quelle est l'insuffisance de certains maîtres sous le rapport de l'instruction ou de la moralité, et ils n'en confient pas moins leurs fils à de telles mains, parce que quelques-uns de ces pères cèdent aux flatteries de gens qui cherchent à leur plaire, parce que les autres veulent être agréables à des amis dont les sollicitations les pressent. Or n'agissent-ils pas comme le ferait un homme qui étant malade laisserait de côté celui dont la science pourrait le guérir et préférerait, par complaisance pour un ami, l'ignorant qui le tuera; ou comme celui qui, refusant les services du pilote le plus habile, fixerait, parce qu'un ami lui en aurait fait la prière, son choix sur le plus inexpérimenté? Grands dieux! peut-on porter le nom de père, et tenir plus à être agréable à qui vous sollicite qu'à bien élever ses enfants ! Et, après cela, n'avait-il pas bien raison le célèbre Socrate de l'antiquité, quand il disait, que si la chose était possible il grimperait sur le point le plus élevé de la ville, et crierait à tue-tête : "O hommes, quel est votre égarement ! Pour acquérir des richesses vous déployez toute votre activité; mais vos enfants, à qui après vous elles resteront, vous ne prenez d'eux que médiocre souci». A quoi j'ajouterais, moi, que de tels pères agissent comme celui qui se préoccuperait de sa chaussure et négligerait ses pieds. Mais un grand nombre d'entre eux poussent si loin l'amour de l'or, et tout à la fois la haine contre leurs enfants, que, pour ne pas payer trop cher, ils prennent comme instituteurs de leurs fils des hommes qui n'ont aucun mérite, courant après l'ignorance à bon marché. Aussi, n'est-ce pas un propos brutal, mais une raillerie fort spirituelle qu'adressait Aristippe à un père dénué de bon sens et de raison. Celui-ci voulait savoir quelle somme il lui demanderait pour l'instruction de son fils. «Mille drachmes, dit Aristippe. — Par Hercule ! reprit l'autre, la demande est exagérée, car pour mille drachmes je puis acheter un esclave. —Eh bien! dit Aristide, tu auras deux esclaves : ton fils, et celui que tu auras acheté." En résumé, n'est-ce pas être inconséquent! On habitue les petits enfants à prendre les aliments avec la main droite : si c'est la main gauche qu'ils avancent on les réprimande ; et l'on ne se préoccupe en aucune façon de leur faire entendre des propos de bon aloi, des propos «de la bonne main". Qu'arrive-t-il donc à ces pères étonnants qui ont mal élevé, mal instruit leurs fils? Je vais le dire. Lorsque ceux-ci ayant été inscrits parmi les hommes faits ont méprisé une vie saine et réglée pour donner à corps perdu dans les plaisirs désordonnés, qui ne conviennent qu'à des esclaves, les pères se repentent alors d'avoir trahi les devoirs que leur imposait l'éducation de leurs enfants, et ils se désolent de tous ces méfaits. Regrets inutiles! Ils voient les uns s'entourer de flatteurs et de parasites, hommes décriés et abominables, ruine et fléau de la jeunesse ; les autres, acheter les faveurs des courtisanes et des prostituées, créatures insolentes et qui coûtent gros; d'autres, ne songer qu'à la table; d'autres, se jeter dans le jeu et dans les orgies. Il en est même qui vont à des excès plus scandaleux encore : à l'adultère et aux turpitudes des bacchanales; ils payeraient de leur existence une seule volupté. Qu'ils eussent suivi les leçons d'un philosophe, ces mêmes jeunes gens ne se seraient pas laissé séduire par de semblables désordres; ils auraient, du moins, connu le précepte formulé en termes assez grossiers, mais vrai dans la vie pratique : «Pénètre parfois dans les lieux de prostitution, pour apprendre que les plaisirs à bon marché et les plaisirs qui coûtent cher ne diffèrent en rien les uns des autres».

Je veux me résumer; et mes paroles devront être prises moins encore comme un précepte que comme un oracle. J'affirme, que pour le début, pour le milieu et pour la fin, le point capital en pareille matière c'est une direction sage, une éducation libérale; que c'est là ce qui prépare, ce qui assure et la vertu et le bonheur. Tous les autres biens ont le caractère des choses humaines : ils sont chétifs et ne valent pas la peine d'être recherchés. La noblesse de la naissance est une belle chose sans doute, mais c'est un bien que l'on a reçu de ses aïeux. Les richesses ont leur prix, mais elles sont au pouvoir du hasard, et souvent il les enlève à qui les possède pour les aller porter à qui ne les espérait pas; elles sont un but offert à ceux qui veulent faire métier de viser aux coffres-forts, gens détestables, faux amis de la maison ; enfin, ce qu'il y a de pis, elles sont aussi le partage des plus pervers. La gloire est chose respectable, mais peu solide. La beauté est digne d'envie, mais éphémère. La santé est un trésor, mais un trésor bien facile à perdre. La vigueur corporelle est désirable, mais elle cède bien vite à la maladie, à la vieillesse. Du reste compter sur la force du corps, c'est s'entretenir, qu'on le sache bien, dans une erreur complète. Qu'est-ce, en effet, que la force de l'homme, si par exemple on la compare à celle des autres animaux, je veux dire des éléphants, des taureaux, des lions ? L'instruction est, parmi les biens qui sont en nous, le seul impérissable et divin; et les deux principaux apanages de la nature humaine sont l'intelligence et le raisonnement. L'intelligence commande au raisonnement, le raisonnement obéit à l'intelligence. L'un et l'autre ne donnent point prise à la fortune; la calomnie est impuissante à les faire disparaître; la maladie, à les abattre ; la vieillesse, à les épuiser. Par un privilége exclusif l'intelligence rajeunit en vieillissant; et le temps, qui enlève tout le reste, ajoute au savoir jusque dans les dernières années de la vie. La guerre, comme un torrent, balaye tout, entraîne tout : il n'y a que l'instruction qu'elle ne puisse ravir. Aussi trouvé-je bien digne qu'on mentionne une réponse faite par le philosophe Stilpon, de Mégare. Démétrius ayant réduit cette ville en servitude l'avait rasée, et il demandait à Stilpon s'il n'avait rien perdu. Rien assurément, répondit ce dernier, car la guerre ne fait pas figurer la vertu dans son butin». Voici une autre réponse, dont le sens et l'esprit ont la même portée ; elle est de Socrate. Quelqu'un, c'était, je crois, Gorgias, lui demandait quelle opinion il avait du Grand Roi et s'il le tenait pour heureux : «Je ne sais pas, répondit-il, jusqu'à quel degré il est vertueux et instruit». C'était dire, que le bonheur réside dans l'instruction et la vertu, et non dans les biens que donne le hasard.

De même que je recommande de ne prendre rien plus à cœur que l'éducation des enfants, de même aussi je déclare qu'il faut s'attacher à leur en donner une qui soit pure et saine, et les écarter le plus loin possible des billevesées d'apparat. Vouloir plaire à la multitude, c'est déplaire aux gens éclairés; et j'ai pour appuyer mon dire ces vers d'Euripide : "A parler en public je perds tout avantage. C'est entre peu d'amis, entre gens de mon âge, Que j'ai quelque mérite ; et d'autres, au rebours, Peu goûtés des savants, réussissent toujours Près de la multitude ...." Je vois, pour ma part, que ceux qui ont la prétention d'être des orateurs agréés et aimés des foules deviennent le plus souvent des hommes d'habitudes vicieuses et des débauchés. Et véritablement cela se conçoit. Car si pour en amuser d'autres ils négligent ce qui est honnête, bien moins encore sacrifieront-ils leur sensualité et leur mollesse à la droite et saine raison, bien moins encore poursuivront-ils les voies de la sagesse au lieu de rechercher le plaisir. A cet égard, quel enseignement utile donnerons-nous aux enfants ? A quelle méthode salutaire leur recommanderons-nous de s'attacher? Il est important de ne jamais parler, de ne jamais agir à l'aventure. Comme dit le proverbe : «Difficile est le beau» . Mais le discours des gens qui parlent sans préparation est essentiellement léger et de mauvais aloi; ils ne savent ni par où il faut commencer ni par où il faut finir. Sans que j'énumère leurs autres défauts, les parleurs qui improvisent tombent dans une intempérance extrême de langage et dans des redites continuelles. C'est grâce à la réflexion que l'on ne permet pas au discours de s'étendre au delà de justes limites. Une tradition nous apprend que souvent Périclès, quand le peuple l'appelait à la tribune, se montrait rebelle à cette invitation et disait qu'il n'était pas préparé. Pareillement Démosthène, qui se piquait de l'imiter dans sa conduite politique, résistait aux Athéniens quand ils lui demandaient son avis : «Je ne suis point préparé», disait-il également. Du reste, c'est là peut-être une tradition sans autorité et fabriquée à plaisir. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que le même orateur dans sa harangue contre Midias, établit d'une manière évidente l'utilité de la préparation. Voici ses paroles : «Je déclare, ô Athéniens, que j'ai médité ; et je ne ferai pas difficulté d'avouer que ma harangue a été préparée par moi avec tout le soin que je pouvais y apporter. Je serais un misérable si, dans la série d'assauts que je soutiens et que j'ai soutenus, je négligeais l'étude de ce que j'ai à dire en pareille circonstance". Prétendrai-je, pour cela, déprécier complétement la facilité d'improvisation, ou bien voudrai-je que l'on ne pratique pas cet exercice sur des matières d'une véritable valeur ? Non, certes. Mais je tiens qu'il faut en user comme on ferait d'un médicament; et je suis d'avis que l'on s'interdise tout discours improvisé avant d'avoir atteint l'âge viril. Quand une fois on aura bien affermi son talent, alors, selon la nécessité des conjonctures, il conviendra de se donner une liberté plus grande dans l'usage de la parole. En effet, comme les gens qui ont eu les pieds longtemps chargés de fers et qu'on en débarrasse ensuite, ne peuvent marcher à cause de leur longue habitude d'être enchaînés et n'avancent qu'en chancelant, ainsi ceux qui pendant longtemps ont resserré leurs discours, n'en conservent pas moins, s'il leur faut parler une fois d'abondance, le même caractère d'élocution. Mais permettre que dès l'enfance on s'habitue à improviser, c'est ouvrir la barrière au bavardage le plus vain. On rapporte qu'un méchant peintre ayant montré un tableau à Apelle, se mit à dire : «Je l'ai peint tout à l'heure". A quoi Apelle fit cette réponse : «Quand tu ne me l'aurais pas dit, je vois assez qu'il a été barbouillé à la hâte; et je m'étonne que tu n'en aies pas fait un plus grand nombre de semblables". De même, donc, que je recommanderai, car j'en reviens à mon sujet, d'éviter une diction théâtrale et maladroitement tragique, de même je proscris la trivialité, la bassesse du débit, et j'avertis qu'on ait à s'en garder soigneusement. Car si l'une, dans son emphase, s'approprie mal aux affaires publiques, l'autre, dans son humilité, ne porte jamais coup; et comme le corps doit être non seulement bien portant, mais encore de bonne constitution, de même il faut que non seulement le discours soit exempt de défauts, mais aussi qu'il soit fort et robuste. Ce qui présente des conditions de sûreté, on se contente de le louer; mais ce qui est d'une exécution périlleuse force, en outre, l'admiration. C'est justement ce que je pense des dispositions de l'âme. Je demande que l'âme ne soit ni téméraire, ce qui tient de l'imprudence, ni lâche et tremblante, ce qui tient de la servilité : le talent, la perfection, c'est de suivre en tout un juste milieu. Je veux, pendant que je traite encore de l'instruction, épuiser ce que je pense sur cet exercice de la parole. N'avoir à sa disposition qu'un genre uniforme de style, me semble d'abord l'indice non douteux d'un esprit insuffisamment cultivé; ensuite, j'estime que la pratique d'études trop spéciales est fastidieuse et de tout point peu durable. Car en toute chose l'uniformité affadit et répugne, tandis que la variété intéresse; et cet effet se produit dans tout le reste, lorsque, par exemple, il s'agit de l'ouïe ou de la vue.

Il faut donc qu'un enfant de condition libre ne reste étranger, ni par les oreilles, ni par les yeux, à aucune des autres connaissances dont le cercle forme une instruction complète. ll doit les apprendre en courant, comme pour y goûter, car il est impossible d'être complet en tout; mais c'est de la philosophie qu'il devra faire profession. Je puis au moyen d'une image exposer nettement ma pensée. Ainsi, il est intéressant d'avoir abordé dans beaucoup de villes, mais il est avantageux de fixer son séjour dans celle dont le régime est le meilleur. Le philosophe Bion disait aussi avec finesse, que, comme les prétendants de Pénélope ne pouvant obtenir ses faveurs s'en consolaient dans les bras de ses suivantes, de même ceux qui sont incapables d'atteindre à la philosophie se déssèchent sur les autres études qui n'ont pas de valeur. Il faut donc faire, en quelque sorte, de la philosophie l'objet capital entre les autres branches de l'instruction. En effet, pour le soin du corps, les hommes ont créé deux sciences, la médecine et la gymnastique, dont l'une nous maintient en bonne santé, l'autre nous assure une bonne constitution; mais contre les infirmités et les maladies de l'âme il n'y a qu'un remède : c'est la philosophie. Par elle et avec elle il est donné de connaître ce qui est beau, ce qui est honteux, ce qui est juste, ce qui est injuste, ce qu'il faut généralement préférer, ce que l'on doit fuir, comment on doit se conduire à l'égard des dieux, de ses parents, des vieillards, des lois, des étrangers, de ses supérieurs, de ses amis, de sa femme, de ses enfants, de ses domestiques. Elle prescrit d'adorer les dieux, d'honorer ses parents, de respecter les vieillards, de se soumettre aux lois, d'obéir aux magistrats, de chérir ses amis, d'être sage et réservé avec sa femme, tendre avec ses enfants, exempt d'insolence avec ses esclaves, et, ce qui est le plus important, de ne se laisser ni enivrer par la prospérité, ni abattre par le malheur, de n'être ni dissolu dans ses plaisirs, ni emporté dans la colère jusqu'à devenir une bête furieuse. Voilà, de tous les priviléges que constitue la philosophie, ceux que je regarde comme les plus précieux, En effet, jouir noblement de la bonne fortune est naturel à une âme bien née, mais en jouir sans exciter l'envie c'est le propre d'un homme qui sait se modérer. Pouvoir par la raison triompher des plaisirs appartient aux sages, mais dominer sa colère n'est pas donné au premier venu. Je regarde comme accomplis les hommes qui sont capables d'allier les talents politiques à la philosophie et de les réunir en eux; et j'estime qu'ils ont atteint à la possession de deux avantages très grands : leur existence est à la fois utile à leur patrie, grâce à leurs talents administratifs, et pleine de calme et de sérénité, grâce à leur pratique de la philosophie. Il y a, en effet, trois espèces de vies : la vie d'action, la vie contemplative, et la vie de jouissances. Celui qui se livre aux plaisirs au point d'en être l'esclave, montre une âme abjecte et bestiale. L'homme absorbé dans la pratique des affaires sans posséder la philosophie, manque de culture et commet beaucoup de fautes. Le contemplateur, qui n'entend rien à la politique, n'est d'aucune utilité. Il faut donc vaquer, autant que possible, au soin des affaires de l'État et tout ensemble pratiquer la philosophie selon la mesure que permettent les circonstances. Ainsi entendaient la vie publique Périclès, Archytas de Tarente, Dion de Syracuse, Epaminondas de Thèbes; et ces deux derniers étaient des familiers de Platon. Touchant l'instruction, je n'ai rien, que je sache, à ajouter de plus. Mais, outre ce que j'ai dit, il sera utile ou plutôt indispensable de ne pas apporter, non plus, de l'indifférence à l'acquisition d'écrits anciens. Il faut même en faire des recueils, comme en agriculture on s'approvisionne d'outils; car, de la même manière, les outils de la science ce sont les livres; et l'on a occasion de reconnaître que l'instruction en découle comme d'une source.

Il est utile aussi de ne pas négliger les luttes du corps. Qu'on envoie les enfants chez le gymnaste ; qu'ils s'y fatiguent aux exercices, autant qu'il le faut pour acquérir à la fois la grâce des mouvements et la vigueur. Les assises d'une belle vieillesse, c'est la bonne constitution physique préparée dès l'enfance. De même que quand le temps est calme il faut tout disposer en prévision de la tempête, de même l'on doit, par la régularité et la tempérance du jeune âge, se réserver des ressources pour la vieillesse. Toutefois il faut ménager la fatigue physique des enfants, de manière à ne pas les épuiser et à ne pas les rendre incapables de s'occuper de leur instruction. Car, suivant Platon, «sommeils et fatigues sont les ennemis des sciences». Mais pourquoi ces digressions ? Hâtons-nous d'exposer ce qui résume le plus succinctement tout ce que j'ai dit. Il faut exercer les enfants aux combats militaires, les briser au maniement du javelot, de la flèche, à la chasse des bêtes sauvages : car dans les combats les biens des vaincus sont des prix offerts aux vainqueurs. La guerre ne s'accommode pas de la constitution de corps qui aient végété à l'ombre ; au contraire, un seul soldat fluet et maigre, habitué aux luttes stratégiques, culbute des phalanges d'athlètes étrangers à la guerre. Mais quoi ! dira ici quelqu'un : vous avez promis de donner des conseils touchant l'éducation des enfants de condition libre, et voilà que, négligeant d'une façon visible celle des enfants du peuple et de la classe pauvre, vous persistez à n'adresser vos préceptes qu'aux fils des riches. A cette objection la réponse n'est pas difficile. Je voudrais de grand coeur que mes instructions fussent utiles à tous, sans excepter qui que ce soit; mais si quelques-uns, par insuffisance personnelle de ressources, sont incapables de profiter des préceptes que je donne, c'est la fortune qu'ils doivent accuser et non pas celui qui offre des conseils. En tout cas donner à ses enfants, dans la mesure du possible, la direction la meilleure, est un devoir pour les pères, même pour ceux qui sont pauvres; sinon, ils leur doivent au moins celle qui se trouve à leur portée. Maintenant que du surcroît de cette réflexion j'ai chargé cet endroit de mon discours, je reprends, sans plus m'interrompre, la série des choses qui me restent à dire sur la bonne éducation des jeunes gens.

C'est ainsi que j'ai une autre recommandation à faire. Il faut amener les enfants à la pratique du bien par des exhortations, des paroles, et non pas, grands dieux ! par des coups et des mauvais traitements : (je passe sous silence l'indignité d'un pareil système, applicable plutôt à des es- claves qu'à des jeunes gens de condition libre). A ce régime l'enfant devient comme hébété, et il prend le travail en horreur, tant à cause de la souffrance des coups qu'à la suite des humiliations. La louange et le blâme sont plus efficaces que tous sévices sur des enfants de condition libre. La louange les encourage au bien, le blâme les détourne de ce qui est honteux. Il faut, par l'emploi successif et varié des réprimandes et des éloges, tantôt leur faire honte en les reprenant s'ils se laissent aller à la présomption, tantôt les relever par des encouragements. Ainsi le pratiquent les nourrices, qui, après avoir fait pleurer les petits enfants, leur présentent ensuite le sein pour les consoler. Il ne faut pas, non plus, les enorgueillir et les gonfler par des éloges ; car l'excès des louanges les rend insolents et les énerve.

Autre chose : j'ai vu certains pères qui, à force d'aimer leurs enfants, en étaient venus à ne les aimer point. Que veux-je dire en parlant ainsi ? Un exemple rendra plus claire ma pensée. Dans leur ardent désir de voir promptement leurs fils être les premiers en tout, ils leur imposent un travail qui n'a pas de proportion, sous lequel ils succombent découragés ; et d'ailleurs, accablés par l'excès de la fatigue, ils ne reçoivent plus l'instruction avec docilité. Eh bien, comme les végétaux se développent si on les arrose modérément, mais que trop d'eau les étouffe, de même l'esprit s'accroît par des études mesurées, mais il est comme noyé sous des travaux excessifs. Il faut donc qu'on laisse les enfants reprendre haleine, loin de les occuper sans relâche. Que l'on y réfléchisse : toute l'existence est une alternative de repos et de travail ; et c'est dans ce but que non seulement l'état de veille, mais encore le sommeil a été institué par le Créateur. Il n'y a pas uniquement guerre : il y a paix aussi; non uniquement tempête, mais aussi calme; non uniquement labeur actif, mais aussi jours fériés. Pour le dire en un mot, le repos est l'assaisonnement du travail. Et ce n'est pas chez les seuls êtres vivants que l'on voit cet effet se produire, c'est aussi dans les objets inanimés; car nous relâchons les cordes des arcs et des lyres, afin de pouvoir les tendre de nouveau. D'une manière générale, la santé du corps s'entretient par une alternative de besoin et de satiété, celle de l'âme, par le relâche combiné avec le travail. Il y a lieu de blâmer certains pères qui, après avoir confié leurs enfants à des précepteurs et à des maîtres, ne s'occupent absolument plus de voir ou d'entendre par eux-mêmes comment on les instruit. C'est un tort sans excuse. Il faut qu'à peu de jours d'intervalle les uns des autres ils s'assurent des progrès de leurs enfants, et qu'ils ne s'en reposent pas, pour ce qui concerne de si chères espérances, sur les dispositions d'instituteurs mercenaires. Et d'ailleurs, ceux-ci ne donneront que plus de soins à leurs élèves, quand ils auront à chaque instant des comptes à rendre. C'est ici le lieu d'appliquer le bon mot de l'écuyer : «rien n'engraisse aussi bien le cheval que l'oeil du Roi». Ce qu'il faut surtout exercer et fortifier par l'habitude chez les enfants, c'est la mémoire. Elle est comme le trésor de la science. Aussi la fable dit-elle que la mère des Muses est Mnémosyne : donnant à comprendre par cet emblême, que rien n'est plus capable que la mémoire de féconder et nourrir l'esprit. Cette faculté doit donc être exercée dans deux cas différents, et lorsque les enfants ont naturellement de la facilité à retenir, et lorsque au contraire ils oublient vite. Nous ajouterons ainsi au bienfait de la nature, et nous suppléerons à son insuffisance ; ceux qui sont bien doués surpasseront leurs camarades, les autres se surpasseront eux-mêmes : car c'est une belle parole que celle d'Hésiode: "Que peu s'ajoute à peu, mais s'ajoute sans cesse, Sous nos mains à la longue un vaste amas se dresse". Ainsi donc les pères n'oublieront pas non plus cette vérité, que les soins donnés à la mémoire durant les études contribuent non seulement à l'intruction, mais encore, pour une part qui n'est pas minime, au succès des affaires dans le monde : car le souvenir des choses passées devient un exemple, lorsqu'il s'agit de prendre des décisions sages en vue de l'avenir.

Il faut aussi détourner les enfants des conversations déshonnêtes. "Le langage est l'ombre des actions", disait Démocrite. On s'attachera également à ce qu'ils soient prévenants et affectueux dans leurs paroles. Car autant les caractères manquant d'affabilité méritent d'exciter la répulsion, autant les enfants seront sûrs de ne pas se faire détester de ceux avec qui ils vivent s'ils se gardent d'être intraitables dans les discussions. Ce n'est pas seulement le triomphe qui est beau: il est également honorable de savoir succomber là où le triomphe pourrait avoir des conséquences fâcheuses et deviendrait véritablement une autre victoire à la Cadmus. Je puis produire pour garant de ce que j'avance une citation du sage Euripide : "Entre interlocuteurs dont l'un est en colère Quel est le plus sensé ? Celui qui se modère". Restent d'autres considérations aussi importantes qu'aucune de celles que j'ai exposées, et qui, même, réclament davantage l'attention des jeunes gens : je dois les développer. Il faut qu'ils s'exercent à vivre sans mollesse ; qu'ils retiennent leur langue; qu'ils maîtrisent leur colère; qu'ils gardent leurs mains nettes. Combien chacun de ces préceptes a d'importance, c'est ce qui vaut la peine d'être examiné; et des exemples le feront reconnaître plus clairement. Ainsi, pour commencer par la dernière des recommandations que je viens d'énumérer, quelques personnages ayant porté la main sur des proies illégitimes ont perdu la gloire de leur vie antérieure. Témoin Gylippe le Lacédémonien, qui ouvrit les sacs où était contenu l'argent du trésor public. et qui, condamné au bannissement, fut chassé de Sparte. Résister à la tentation de se mettre en colère est le propre du sage. Voyez Socrate. Un jeune insolent, d'une perversité inconcevable, lui avait donné des coups de pied; il vit que ceux qui l'entouraient étaient indignés et trépignaient au point de vouloir poursuivre l'agresseur. «Seriez-vous donc d'avis, dit-il, au cas où un âne m'aurait lancé des ruades, que je lui en rendisse à mon tour?" Du reste, l'autre n'en fut pas complétement quitte à si bon marché. Tout le monde l'accablant de reproches et l'appelant «l'homme aux ruades», il se pendit. Aristophane, quand il représenta ses Nuées, fit pleuvoir sur le même Socrate toutes les injures imaginables. Pendant que le sage était ainsi joué sur la scène, un des assistants lui dit : «Tu ne t'indignes pas, ô Socrate? — Non pas, en vérité, répondit-il : le théâtre me semble un grand festin où je suis le point de mire des railleurs». On reconnaîtra une similitude et une concordance parfaite avec ces principes dans ce que firent Archytas de Tarente et Platon. Le premier, revenu d'une expédition militaire qu'il avait commandée, trouva son champ tout en friche. Il appela celui à qui le soin en avait été confié. «Je t'aurais fait pousser de beaux cris, lui dit-il, si je n'étais tellement fort en colère». Pour Platon, étant furieux contre un esclave gourmand et incorrigible, il appela Speusippe, le fils de sa soeur. «Sors avec ce misérable, lui dit-il, et administre-lui une correction : car moi, je suis trop irrité». Une pareille modération est bien difficile, pourra-t-on dire, et il n'est pas aisé de suivre de tels exemples. Je le sais comme un autre. Ce n'est donc que dans la mesure de ses moyens qu'il faut essayer de les mettre à profit, afin de réprimer en soi les excès d'une colère outrée qui peut aller jusqu'à la folie. Pour le reste non plus, nous ne pouvons rivaliser avec de tels modèles, soit en expérience, soit en vertus; mais nous n'en devons pas moins nous constituer, en quelque sorte, les prêtres et les desservants de ces illustres personnages comme s'ils étaient des êtres divins; nous devons entreprendre de les imiter en ce qui nous est possible et recueillir leurs exemples". Il faut maîtriser sa langue : c'est, d'entre les prescriptions énumérées par moi, celle qui me reste à développer. Regarder ce précepte comme une puérilité sans importance, ce serait commettre une erreur des plus graves. Le silence observé à propos est un acte de sagesse qui vaut mieux que toutes les paroles du monde; et, selon moi, les anciens en fondant des initiations mystiques ont voulu que la réserve et la crainte apportée aux cérémonies religieuses nous habituât à la discrétion que réclament les affaires humaines. Jamais on ne s'est repenti d'être resté muet; et combien de gens, au contraire, ont eu à gémir de leur loquacité ! Révéler ce qui avait été mis sous le sceau du silence est chose facile, mais reprendre ce qu'on a dit est impossible. Je sais pour ma part, les ayant entendu citer, des milliers de catastrophes produites par l'intempérance de la langue. Pour laisser de côté toutes les autres, je ne mentionnerai qu'une ou deux d'entre elles, à titre d'exemples. Ptolémée Philadelphe ayant épousé sa soeur Arsinoé, Sotadès s'avisa de dire : "Vers un trou non permis ton aiguillon se porte". Durant plusieurs années il pourrit dans une prison, subissant pour son bavardage intempestif un châtiment qu'on ne saurait désapprouver ; et après en avoir fait rire d'autres, il pleura lui-même bien longtemps. L'indiscrétion et le sort du sophiste Théocrite peuvent le disputer à cet exemple et marcher de front avec lui; son supplice fut même beaucoup plus terrible. Alexandre avait ordonné aux Grecs de préparer des habits de pourpre, afin que quand il serait de retour ils assistassent à des sacrifices offerts en l'honneur de victoires par lui remportées sur les Barbares. Les peuples fournirent, par une contribution personnelle, l'argent nécessaire à cette dépense. Théocrite dit alors : «Auparavant j'hésitais sur le sens de certain mot d'Homère; mais aujourd'hui je comprends à merveille ce que veut dire la mort de pourpre». Par ces paroles il se fit un ennemi d'Alexandre. Le même Théocrite s'étant moqué de la difformité d'Antigone, roi de Macédoine, à qui il manquait un oeil, excita chez ce prince une colère démesurée. Antigone lui avait envoyé son premier maître d'hôtel, Entropion, qui se trouvait occuper une charge à la cour; et celui-ci devait inviter Théocrite à venir près du roi pour lui rendre des comptes en recevant les siens. Eutropion s'acquitta du message et alla plusieurs fois le trouver. "Je sais bien, Théocrite, que tu veux me servir tout crû au Cyclope.» C'était insulter l'un parce qu'il était borgne, l'autre parce qu'on voyait en lui un cuisinier. «Eh bien, lui répondit Eutropion, tu ne garderas pas ta tête : tu payeras la peine de cette légèreté de langue et de cette folie ». Il rapporta donc le propos au roi, et celui-ci envoya mettre à mort Théocrite. Mais par-dessus toutes ces recommandations, une des plus sacrées c'est d'habituer les enfants à dire ce qui est vrai, car le mensonge a quelque chose de servile. Il mérite d'être détesté par tous les hommes, et n'est pas même pardonnable chez des esclaves qui gardent quelque mesure.

Tout ce que j'ai exposé jusqu'ici dans l'intérêt de la convenance et de la sagesse indispensables aux enfants, je l'ai développé sans avoir un instant éprouvé le moindre trouble et la moindre hésitation. Pour ce qui me reste à dire je me sens frappé d'incertitude, et je flotte irrésolu. Je laisse pencher la balance tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, sans pouvoir me décider. En raison même du sujet, ma répugnance est extrême à conseiller ou à dissuader. Il faut, pourtant, que j'aie le courage d'aborder cette matière. La question est celle-ci: doit-on laisser ceux qui professent l'amour des garçons, vivre avec eux et les fréquenter; ou, au rebours, convient-il de les écarter de ce commerce avec les enfants et de le leur interdire? Quand mes yeux se portent sur ces pères dont la sévérité, la rigidité, va jusqu'à la rudesse, qui, en raison des outrages que pourrait subir la pudeur de leurs fils, redoutent de les exposer à la fréquentation des amoureux, je crains de me constituer l'avocat et le partisan de semblables commerces. Mais lorsque, d'autre part, je songe à Socrate, à Platon, à Xénophon, à Eschine, à Cébès, à toute la pléiade de ces hommes illustres qui ont approuvé l'amour des garçons, et qui ont dirigé les progrès de leurs jeunes amis dans les sciences, dans les affaires publiques, dans les vertus privées, je me trouve être d'un avis différent, et je me range du côté de pareils hommes. Un témoignage en faveur de cette dernière opinion, ce sont ces deux vers d'Euripide : "D'un autre amour encor les mortels font usage, Que ne repousse point une âme juste et sage". Je ne dois pas omettre non plus ces paroles de Platon, qui présentent une pensée à la fois agréable et sérieuse : «Il faut, dit-il, permettre à ceux qui se sont distingués par quelque action éclatante d'aimer qui il leur plaira parmi les beaux garçons". Toutefois il conviendra d'écarter ceux qui ne seront passionnés que pour la beauté corporelle, et l'on n'admettra absolument que ceux qui seront amoureux de l'âme. Les amours tels qu'on les voit se pratiquer à Thèbes, dans Élis, méritent qu'on les fuie, aussi bien que les rapts à la Crétoise. Les amours de garçons, tels qu'ils existent chez les Athéniens et les Spartiates, peuvent être suivis et imités.

Sur cette matière donc que chacun pose des principes selon qu'il se sera fait une conviction personnelle. Maintenant que j'ai parlé de ce qui doit régler et embellir l'éducation des enfants, je vais passer à ce qui regarde l'âge où ils ont atteint la jeunesse, et je n'en dirai que très peu de mots. Souvent j'ai formulé des blâmes sévères contre ceux qui introduisent les jeunes gens dans la voie des mauvaises moeurs, et qui, après avoir entouré leur enfance de gouverneurs et de maîtres, leur ont permis plus tard de lâcher la bride à de honteux penchants, alors qu'au contraire il aurait fallu déployer à l'égard de ces jeunes gens une sollicitude et des précautions plus grandes qu'on ne doit en prodiguer à l'enfance. Qui ne sait, en effet, que les fautes de ce dernier âge sont de peu d'importance et aisément réparables; puisqu'elles se bornent, à peu près, à des irrévérences envers les gouverneurs et à un manque d'attention aux leçons des maîtres ? Mais les fautes que l'on commet lorsqu'on est déjà jeune homme sont souvent considérables et funestes. On se livre à des excès de table, on vole ses parents, on joue, on fréquente les orgies, on s'enivre, on veut séduire les jeunes filles de famille honnête, on porte le trouble au sein des ménages légitimes. Ce sont là des désordres qu'il convient de prévenir ou de réprimer avec le plus grand soin. L'esprit lancé sur la pente des plaisirs est, en effet, disposé à ne connaître plus de bornes : c'est un coursier fougueux, bondissant, et qui a besoin d'être bridé; de sorte que ceux qui ne se rendent pas résolument les maîtres de cet âge ouvrent à leur insu, par ce manque de réflexion, un vaste champ à toute licence de mal faire. Il faut donc que les pères éclairés déploient, lorsqu'arrive précisément cette période de la vie, plus de précaution et de vigilance ; il faut qu'ils entretiennent chez les jeunes gens l'amour de la sagesse, employant tour à tour les préceptes, les menaces, les prières, les conseils, les promesses; qu'ils placent sous les yeux de leurs fils l'exemple de mortels précipités par l'amour des plaisirs dans un abîme de maux, et aussi l'exemple de ceux qui, par leur empire sur eux-mêmes, ont mérité des éloges et se sont acquis une glorieuse réputation. On peut dire, en effet, que les deux mobiles de la vertu, c'est le désir de la louange et la crainte du châtiment : la louange inspire plus d'amour à s'élancer vers ce qui est beau, le châtiment éloigne davantage de ce qui est répréhensible.

Une observation générale, c'est qu'il faut écarter l'enfant de la société des hommes vicieux : car il emporte toujours quelque chose de leur perversité. C'est ce que Pythagore a recommandé, au moyen de préceptes énigmatiques dont je vais donner ici une énumération : la série ne laissera pas d'en offrir quelque encouragement à ceux qui veulent s'assurer la possession de la vertu. Ne pas goûter aux poissons à queue noire : c'est-à-dire, ne pas converser avec des hommes décriés pour leurs mauvaises moeurs. Ne point passer par-dessus la balance : c'est-à-dire, faire le plus grand cas de la justice et ne jamais la transgresser. Ne pas s'asseoir sur le boisseau : c'est-à-dire, éviter le désoeuvrement, et songer par avance à se procurer la nourriture nécessaire. Ne pas mettre dans toute main sa main droite : c'est-à-dire , ne pas se lier avec le premier venu. Ne pas porter un anneau trop étroit : c'est-à-dire, s'assurer une existence libre et ne pas s'imposer de chaînes. Ne pas attiser du feu avec le fer : c'est-à-dire, prendre garde d'irriter mal à propos un homme furieux, et céder momentanément à ceux qui sont en colère. Ne pas se manger le coeur : c'est-à-dire, ne pas accabler son âme en la consumant de soucis. S'abstenir de fèves : c'est-à-dire, ne pas accepter de charges publiques, attendu qu'autrefois les fèves servaient pour les votes qui ratifiaient l'élection aux magistratures. Ne pas jeter son manger dans un pot de nuit : c'est-à-dire, ne pas se servir d'un langage choisi devant des hommes d'une âme dégradée : car le langage est comme la nourriture de l'âme, et c'est le salir que le mettre en contact avec la perversité. Ne point revenir en arrière quand on a touché le but : c'est-à-dire, se résigner courageusement, et ne pas éclater en plaintes lorsqu'on est sur le point de mourir et que l'on se voit près du terme de la vie. Mais je reviens à l'objet premier de mon discours. Il faut, ai-je dit, tenir les jeunes gens loin de tous les hommes vicieux, et principalement loin des flatteurs. Car c'est une vérité que je ne cesse de répéter souvent et à grand nombre de pères, et je la proclamerai encore ici. Il n'est pas de race plus funeste, qui perde la jeunesse plus complétement et plus vite, que les flatteurs. Ils consomment la ruine totale et des pères et des enfants, puisqu'ils rendent pleine d'affliction la vieillesse des premiers aussi bien que la jeunesse des seconds, à qui leurs conseils présentent la volupté sous la forme d'un appât irrésistible. Aux jeunes gens de condition riche leurs pères recommandent d'être sobres, et les flatteurs, de s'enivrer. Les pères disent : « sois chaste », les flatteurs : « sois impudique » ; les pères : « pratique l'économie » ; les flatteurs : « prodigue l'argent »; les pères : « aime à t'occuper", les flatteurs : « ne fais rien » ; et ils ne tarissent pas. « Toute la vie, disent-ils, c'est un point dans l'espace : il faut exister pour soi et non pour le bon plaisir d'un autre". "A quoi bon vous préoccuper des menaces de votre père ? C'est un vieux radoteur : il a déjà un pied dans la tombe ; nous l'enlèverons bientôt de son lit pour le mettre en terre.» Quelques flatteurs vont jusqu'à fournir aux jeunes gens des créatures de mauvaise vie, jusqu'à leur amener des femmes mariées ; et ils les aident à voler, à piller les épargnes qui devaient être une ressource pour la vieillesse de leurs pères. Race infâme, qui joue l'amitié et n'a jamais goûté à la franchise ; qui flatte les riches et méprise les pauvres; qui marche à la ruine de la jeunesse avec l'habileté que des musiciens déploieraient pour exécuter un morceau d'ensemble ! Ils ouvrent une large bouche quand ceux qui les nourrissent se mettent à rire. Espèce de superfétations et d'excroissances vicieuses adhérentes à l'existence des riches, les flatteurs vivent et se règlent sur le geste d'autrui. La fortune les avait faits hommes libres, mais par choix ils sont esclaves. Si l'on n'est pas insolent avec eux, ils croient qu'on les humilie parce qu'on les nourrit inutilement. Aussi, tout père qui prend à coeur de bien élever ses enfants doit bannir loin d'eux cette détestable engeance. Il faut chasser pareillement les compagnons d'étude qui sont vicieux car je les donne pour capables de pervertir les naturels les plus honnêtes.

Ce sont là des considérations importantes et empreintes en même temps d'une belle morale. Celles qui suivent sont à la portée de l'humaine faiblesse. Je ne suis pas non plus, en effet, d'avis que les pères se montrent âpres et intraitables. Il est nécessaire que souvent ils passent à un jeune homme quelques-unes de ses fautes, se rappelant qu'eux aussi ils furent jeunes. Et, de même que les médecins mêlent aux remèdes trop amers des substances plus douces, afin que l'agréable aide à faire passer l'utile, de même les pères doivent à la sévérité des réprimandes allier l'indulgence. Quelquefois il est profitable de lâcher et d'abandonner la bride aux fantaisies des jeunes gens, comme, au contraire, il faut quelquefois la retenir. Il importe surtout de leur montrer beaucoup de sang-froid quand ils ont commis une faute, ou du moins de se calmer incontinent si l'on s'est laissé aller à la colère ; car mieux vaut l'impatience que la rancune chez un père ; et persister dans son mécontentement, dans son inflexibilité, c'est prouver d'une façon très significative qu'on n'aime pas son enfant. Il est bon de paraître ignorer certaines fautes, d'y apporter cet affaiblissement la vue et des yeux qui survient dans la vieillesse, de manière à ce que nous voyions, que nous entendions telles et telles choses sans les voir et sans les entendre. Nous tolérons bien les défauts de nos amis : y aura-t-il lieu de s'étonner que nous supportions ceux de nos enfants ? Souvent aussi, lorsque des esclaves s'étaient enivrés, nous ne leur avons pas reproché leurs turpitudes. Ainsi donc, de même que parfois vous avez resserré les cordons de la bourse, sachez en d'autres occasions fournir aux dépenses. Vous vous êtes emporté quelquefois; quelquefois pardonnez aussi. Votre fils vous a joué tel jour, de connivence avec un domestique; contenez votre colère. Tel autre jour il a enlevé dans un champ une paire de boeufs, il est rentré aujourd'hui exhalant une odeur de vin bu la veille; ignorez-le. Demain il sera tout imprégné de parfums; ne dites mot. C'est ainsi que, semblable au poulain qui bondit, la jeunesse finit par être domptée.

Ceux qui n'ont pas la force de se défendre des appétits charnels et qui sont indociles aux réprimandes, doivent être, autant que possible, enchaînés par le mariage. Pour la jeunesse il n'est pas de lien plus sûr. On choisira pour ses fils des femmes qui ne soient ni trop nobles, ni trop riches. "Vise la quille à ta portée" est un précepte sage. Choisir beaucoup au-dessus de soi, ce n'est plus être le mari de la femme : c'est devenir, à son insu, l'esclave de la dot.

Quelques mots encore, et j'aurai parcouru le cercle complet de mes recommandations. Avant tout il importe que les pères, par l'abstention de la moindre faute et par l'accomplissement parfait de leurs devoirs, présentent un modèle frappant à leurs fils, pour que ces derniers, portant les yeux sur la conduite paternelle comme sur un miroir, se détournent des actes et des discours honteux. Ceux qui réprimandent leurs enfants sur les fautes qu'ils commettent eux-mêmes ne s'aperçoivent pas qu'en accusant leurs fils ils deviennent leurs propres accusateurs. Quand on mène une conduite complétement mauvaise on s'interdit le droit d'adresser en toute franchise des reproches même à ses esclaves, à plus forte raison à ses enfants. Il y a plus : on devient pour ceux-ci un conseiller, un précepteur de vices. Car, là où les jeunes gens manquent de pudeur, c'est que là, infailliblement, les vieillards avaient abjuré toute réserve. Il faut donc apporter à la bonne éducation des enfants toute la moralité convenable, et lutter d'émulation avec Eurydice. Bien qu'elle fût Illyrienne et trois fois barbare, elle voulut, afin que ses enfants devinssent des hommes instruits, s'appliquer elle-même à l'étude dans un âge avancé; et la tendresse qu'elle leur portait se trouve suffisamment indiquée par l'épigramme qu'elle consacra aux Muses : "Eurydice aux neuf soeurs, d'un zèle studieux, Dans Hiérapolis consacra cet hommage. Pour aider ses enfants, bien qu'avancée en âge Elle voulut apprendre et s'instruire avec eux". Suivre exactement tous les préceptes contenus dans ces pages n'est peut-être possible qu'en voeu; s'efforcer d'en accomplir le plus grand nombre est une oeuvre qui elle-même demande une nature privilégiée et une grande sollicitude; mais enfin, cette tâche n'est pas au-dessus de ce que peut réaliser l'humaine nature.

vendredi 6 janvier 2006

Allégorie de la caverne de Platon

Allégorie de Platon 1

La caverne de Platon est une célèbre allégorie du philosophe grec Platon, qu'il utilise dans le livre VII de La République : à l'époque actuelle, lorsqu'elle est citée, elle concerne la représentation partielle que se font les hommes du monde réel.

L'allégorie de la caverne

Cette allégorie raconte l'histoire d'hommes enchainés dans une caverne, face aux parois de la grotte. Derrière eux, au centre de la caverne, se trouve un grand brasier autour duquel passent différents objets. Les Hommes ne peuvent donc distinguer que les ombres de ces objets défilant sur la paroi. N'ayant depuis toujours que cette vision du monde, ils pensent que les ombres sont le monde réel. Cette vision est évidemment imparfaite, mais c'est la seule à laquelle ils aient accès. Un jour cependant, l'un des hommes parvient à se libérer. Il sort de la caverne et observe le monde réel. Il retourne dans la grotte pour en faire part aux autres hommes mais ceux-ci ne le croient pas, trop endoctrinés par l'obscurantisme. Le nouveau mode de penser le monde proposé par l'Homme sorti de la caverne (qui symbolise le philosophe) est rejeté car il remet trop en cause les idées préconçues que les Hommes ont intégrées.

Dans le monde actuel, lorsqu'on cite la caverne de Platon, c'est à cette interprétation qu'on fait référence.

Le principe de cette allégorie reste toujours valable dans la physique moderne : l'image que le physicien se fait de la réalité n'est-elle pas biaisée ? À de nombreuses reprises, des découvertes scientifiques ont amené les physiciens à repenser leur conception de la réalité.

L'allégorie de la caverne renvoie ainsi à l'éducation.

Le contexte de l'époque, pour Platon

Voici une des interprétations possibles du texte de Platon, dans le contexte de l'époque : Platon évoque le monde illusoire dans lequel vivent les citoyens d'Athènes. Cette démocratie ne le satisfait pas (depuis la condamnation et la mort de Socrate).

L'allégorie de la caverne de Platon dans la culture populaire

Dans le premier film Matrix, les personnages se font une fausse idée de la réalité : ils croient être en train de se battre contre des ennemis, alors que la réalité est toute autre : leurs différents sens (ouïe, vue, toucher, etc.) leur donnent des informations cohérentes, mais fausses. Pour éviter de révéler l'intrigue du film, nous n'en dirons pas plus.

Source : Wikipedia

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lundi 31 octobre 2005

Emmanuel Kant - Qu'est-ce que les Lumières ?

Source : WikiSource

Traduction Piobetta

1. Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

2. La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc ou ils les ont enfermé. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.

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