Gandhi est né en 1869, à Porbandar, un port du Gujarat, dans l'ouest de l'Inde. En 1889, il part à Londres faire des études de droit.

Après des débuts médiocres comme avocat au Gujarat et à Bombay, il obtient de s'occuper d'une affaire en Afrique du Sud. C'est là qu'il formera sa philosophie et la méthode qu'il nommera satyagraha, l'attachement à la vérité. Vingt ans plus tard, il revient en Inde, accueilli comme un héros.

En 1919, il lance les premières campagnes de désobéissance civile sur une grande échelle, exemple encore inégalé dans l'histoire. Après quelque trente années de luttes, pendant lesquelles Gandhi effectue de nombreux jeûnes et séjours en prison, l'Inde obtient son indépendance, sans avoir utilisé la force militaire. Mais celle-ci est amère : elle est obtenue au prix de la partition de l'Inde et du Pakistan qui résulte en une sanglante guerre civile : environ un million de morts, dix millions de réfugiés des deux cotés de la frontière. Le 30 janvier 1948, il est assassiné par un fanatique hindou membre d'une organisation intégriste qui lui reproche les concessions qu'il a faites aux Musulmans.

Aujourd'hui, encore et plus que jamais, son influence en Inde et dans le monde est importante, sans être toutefois toujours reconnue. Dans de nombreux domaines, les habitudes ou les lois ont évolué dans la direction préconisée par Gandhi. Ce livre en est témoin. Nous avons admis, longtemps après, ce que prônaient Ruskin et Gandhi, alors qu'ils ont été décriés en leur temps.

Aujourd'hui, la pensée de Gandhi pourrait-elle encore apporter à la société occidentale un élément positif nouveau ? Pour une grande partie de l'opinion, cette question est saugrenue, voire déplacée. Comment peut-on prétendre qu'une philosophie venant d'un pays en développement, et de l'un de ceux qui rencontrent le plus de problèmes économiques, sociaux et culturels, pourrait apporter des solutions aux problèmes de la société occidentale ?

La pensée de Gandhi peut paraître inutile et dépassée, mais je pense que celle-ci est résolument tournée vers l'avenir, et prétends qu'elle apporte une réflexion nécessaire à l'évolution du monde entier, et des pays occidentaux en particulier. C'est une opinion peut répandue et contraire à la mode intellectuelle d'aujourd'hui. Ceci pour deux raisons : cette pensée est encore peu connue en dehors d'un milieu militant et dans l'ensemble mal comprise malgré les très nombreuses études et bibliographies qui lui ont été consacré (plus de 1200 ouvrages !). D'autre part, la prétendue supériorité de la civilisation occidentale par rapport aux civilisations orientales, croyance répandue parmi de nombreux intellectuels autant que parmi le grand public, renforce cet a priori.

Pourtant de nombreux auteurs ont déjà montré l'intérêt universel de la philosophie de Gandhi. Déjà en 1924, à l'aube des luttes non-violentes pour l'indépendance de l'Inde, Romain Rolland écrivait que cette philosophie est le véhicule d'une nouvelle raison de vivre, de mourir, et d'agir pour toute l'humanité et apporte à l'Europe épuisée un nouveau viatique.

On a souvent prétendu que la pensée de Gandhi, étant fondée sur l'hindouisme, était inapplicable ailleurs qu'en Inde. En fait, cette idée repose sur une profonde méconnaissance de cette pensée. Bien que certains de ses traits soient propres aux philosophies de l'Orient, une grande partie de la théorie et de la pratique de Gandhi est foncièrement étrangère à l'Orient, et à l'hindouisme en particulier. Un sociologue indien, Asis Nandy, écrit : La nature des réformes sociales qu'il proposait et l'activisme politique qu'il exigeait des Indiens bouleversaient profondément les tendances dominantes de la culture indienne, spécialement celle des Hindous. La pensée et l'action de Gandhi constituaient, par rapport à l'éthos dominant de la civilisation indienne, une attitude fondamentalement déviante. En effet, nous avons tendance à oublier que Gandhi a formé sa pensée en Angleterre, en Afrique du Sud et par la lecture d'auteurs occidentaux : Ruskin, Tolstoï, Thoreau.

Je pense également que la redécouverte de ces auteurs à la lumière de l'interprétation gandhienne et de l'évolution récente du monde serait profitable à la société occidentale. Certaines de leurs oeuvres sont introuvables aujourd'hui, en français en particulier. La Bible, et particulièrement le Sermon sur la Montagne, a aussi été une source importante de la pensée de Gandhi.

Seule une petite partie de l'oeuvre littéraire de Gandhi a été traduite et publiée en français. On pourrait reprendre, trente ans après, l'argumentaire de présentation de la collection Pensée gandhienne dirigée par Lanza del Vasto aux Editions Denoël. La plupart des livres de cette collection étant épuisés, il est donc encore nécessaire de "combler une lacune dans l'histoire contemporaine et dans la science sociale moderne".

Le Français, est-il écrit, qui voudrait étudier la libération de l'Inde et la révolution originale dont elle fut le fruit, manque de certains documents de première main.

Pour l'étude de la non-violence et de toutes ses implications et applications, quelques-uns des textes fondamentaux que les Indiens et les Anglais ont à leur disposition lui font défaut.

La moitié peut-être [en fait plus de 90% !] de l'oeuvre écrite de Gandhi est inédite en France. Quant aux théoriciens les plus éminents du mouvement, ils y restent inconnus, même de nom.

Des 50.000 pages environ que représente cette oeuvre, une dizaine de livres environ ont été publiés, dont quatre seulement sont encore disponibles aujourd'hui ! Satyagraha in South-Africa, l'une de ses oeuvres majeures, n'a jamais été traduite. Une réédition de certains ouvrages, ainsi que de nouvelles publications, sont donc nécessaires pour permettre aux lecteurs francophones de connaître et de comprendre la pensée de Gandhi.

Une partie des problèmes de la société occidentale, comme l'échec de nombreux mouvements réformateurs, tient à l'ignorance de l'un des principes fondateurs de cette pensée. La perte de la crédibilité de la politique aujourd'hui, comme en témoignent les scandales de ces dernières années liés au financement des partis politiques, découle de l'absence d'un minimum d'éthique dans la conduite et la gestion des affaires publiques. C'est dans ce domaine que la science politique de Gandhi nous serait le plus profitable. En fait, ce n'est pas seulement cette pensée et cette oeuvre que nous devons redécouvrir, c'est un ensemble de philosophies, d'auteurs qui montrent que l'approche exclusivement économique des problèmes de société est fondamentalement erronée.

John Ruskin est le chef de cette école. L'un des premiers, il a dénoncé le capitalisme sauvage qui détruit le tissu social et créé la pauvreté. Nous devons admettre que le colonialisme culturel occidental a propagé une vision uniquement mercantile des problèmes, et abandonner l'idée que "tout ce qui accroît la production de ressources données accroît le bien-être.

L'idée que les biens matériels sont importants, et qu'ils sont le point principal dont le bien-être et le bonheur dépendent, est le coeur de notre problème. Par opposition, la pensée de Gandhi repose avant tout sur une éthique, une morale religieuse. Il affirme, sans la moindre hésitation, mais aussi en toute humilité, que ceux qui disent que la religion n'a rien à voir avec la politique, ne savent pas ce que signifie la religion. Et cette foi est tout le contraire de l'intégrisme qui resurgit aujourd'hui dans certaines religions, dans le christianisme et l'islam en particulier.

Gandhi est revenu aux sources de l'hindouisme, comme Franz Alt propose de revenir aux sources du christianisme. Ce dernier explique : Au cours des dernières années, il m'est apparu qu'il n'était plus possible de séparer humanisme, religion, politique ou développement psychique. Ce n'est pas la même chose, mais ils sont indissolublement liés. Notre existence religieuse, politique et privée constitue un tout. (...) Le schisme le plus lourd de conséquences qui ait affecté le christianisme n'est pas la séparation de l'Eglise opérée par Luther, mais la scission entre religion et politique.

Cette argumentation est reprise aujourd'hui par de nombreux auteurs, en général peu connus et en dehors des médias. Rajni Kothari, un auteur indien, écrit : En définitive, Gandhi avait raison : politique et religion sont étroitement jumelées. Ou bien l'Etat est un instrument de la moralité, ou bien il devient un instrument d'une action – que ce soit le progrès ou la gloire nationale, ou la gloire de la personne qui est censée personnifier le destin de tout le peuple. Libéré des impératifs moraux, l'Etat devient totalitaire, quelle que soit sa constitution. Ceci est également vrai pour nos démocraties. Cet article montre bien les causes des graves crises du monde moderne : intégrismes contre dictatures militaires, fanatismes religieux contre oligarchies d'Etat, etc. Il insiste sur l'influence des leaders indiens, et de Gandhi en particulier, pour imprégner la politique d'un code moral, pour lui associer le concept de service, de devoir.

La persistance, consciente ou inconsciente, d'une prétendue supériorité de notre civilisation par rapport à d'autres contribue à maintenir un préjugé défavorable à l'égard de la pensée de Gandhi. Ce préjugé est particulièrement fort contre la civilisation indienne sur le plan économique et social. Il repose sur une méconnaissance de cette civilisation autant que sur un "racisme intellectuel".

Sur le plan social, nous opposons le système des castes au principe des droits de l'homme. En fait, cette société, même avec ses inégalités, a souvent un plus grand respect pour l'être humain que la société occidentale. Bien que la femme ne participe pas à la vie publique dans la société traditionnelle indienne (mais cela est en train de changer), elle est mieux respectée en temps que personne. Par exemple, en Inde, la prostitution est rare et presque exclusivement liée au tourisme étranger, et la pornographie est quasiment inexistante. Dans les domaines qui lui sont traditionnellement réservés, comme la charge de la maison ou l'éducation des enfants, la femme exerce une autorité sans partage. Et en hindi, tout mot peut être mis au féminin !

La persistance de graves problèmes économiques en Inde voudrait montrer la supériorité du matérialisme occidental. Ces mêmes analyses sous-estiment, voire nient, le flux constant de richesses et de personnes qualifiées des pays du Sud vers les pays occidentaux, depuis le début de la colonisation jusqu'à ce jour. On doit souligner que l'indépendance des pays dominés n'a pas arrêté ce flux. Plusieurs auteurs ont bien montré les causes du sous-développement économique de ce pays : la ponction sur l'économie indienne de la puissance colonisatrice britannique, puis des pays capitalistes à cause du prix très bas des produits exportés. Erikson écrit que l'Angleterre, "en dépit de ses lumières et de ses idéaux élevés, a exploité et drainé le subcontinent indien dans quatre domaines de la vie nationale : l'économie, la politique, la culture et l'esprit". L'industrialisation et le développement économique de l'Europe occidentale, en particulier de la France et de l'Angleterre, coïncident avec le développement de leurs puissances coloniales respectives. Au XVIIème siècle, le niveau de vie des paysans indiens était supérieur à celui d'aujourd'hui. Il n'y avait pas de famines en Inde avant l'installation du pouvoir politique colonial. La misère n'est apparue qu'avec la colonisation. Le problème démographique est une conséquence de la misère, et non une cause comme, veulent le faire croire bon nombre d'Occidentaux. Bien sûr, aujourd'hui, un cercle vicieux s'est installé, dont l'Inde a bien du mal à sortir.

Enfin, le système social traditionnel de l'Inde n'a pas pour objectif un enrichissement économique, mais un développement spirituel. Le capitalisme comme le marxisme affirme que l'industrialisation des pays du Sud est nécessaire au bien-être de leur population. Ce que réfute totalement Gandhi. La croyance qui tient la possession d'un bien-être matériel comme le but ultime à atteindre est originaire de l'Occident. L'objectif de l'hindouisme est "la fondation d'une société universelle totalement imprégnée de valeurs religieuses universellement reconnues. (…) Chaque individu devrait ainsi associer dans sa vie la quête personnelle de la connaissance de soi à une contribution nécessaire au bien-être de tous dans la société. (…) Chaque membre de la société doit ainsi contribuer au maintien d'un ordre qui constitue la seule garantie de son propre bien-être."

La société occidentale est donc caractérisée par une recherche du profit personnel. Ce comportement est le plus souvent inconscient et se révèle à la rencontre d'une société qui a une conception de base différente. Cela explique à la fois la fascination des Occidentaux pour la société indienne et le choc psychologique ressenti par eux à la rencontre de cette société. "Le refus d'une source de moralité et d'autorité transcendante à la personne humaine et la promotion de l'homme comme centre de l'univers ayant là charge de le régenter, sont à la base de la conception occidentale du monde." C'est aussi la base de nos problèmes ! Devant l'impasse dans laquelle nous nous sommes engagés, notre seule possibilité est de chercher des solutions à l'extérieur de notre société.

Voici une citation anonyme tirée de "Notre Avenir à Tous" : "Nous, en Asie, à mon sens, nous cherchons un équilibre entre la vie spirituelle et la vie matérielle. J'ai observé que vous aviez essayé de séparer la religion de l'aspect technologique de la vie. N'est-ce pas là exactement l'erreur des pays occidentaux qui mettent au point une technologie sans éthique, sans religion. Si tel est le cas et si nous avons la possibilité de prendre une nouvelle orientation, ne devrions-nous pas conseiller au groupe chargé de la technologie de rechercher un type différent de technologie, fondé non seulement sur la rationalité, mais aussi sur l'aspect spirituel ?" Ce qui est vrai pour la science et la technologie, l'est aussi pour l'économie et la politique.

D'autre part, il est aujourd'hui admis que les ressources de la planète, en particulier énergétiques, ne peuvent soutenir une consommation comparable à celle des pays occidentaux pour l'ensemble de l'humanité. "Un nombre croissant d'observateurs s'accordent pour reconnaître que la situation critique de l'espèce humaine justifie un changement radical de nos objectifs et des moyens d'y parvenir." L'air pur, l'eau potable, les terres cultivables ne sont pas inépuisables. Les quantités disponibles d'énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon, etc.) sont limitées. La production de déchets met en danger notre futur. Gandhi avait déjà prévu cette situation avant qu'elle fasse l'objet de campagnes électorales : "Si la Terre produit assez pour les besoins de chacun, elle ne produit pas suffisamment pour l'avidité de tous." La prise de conscience des problèmes d'écologie est relativement tardive en France en comparaison avec d'autres pays occidentaux. Fait significatif, le rapport de la Commission Mondiale sur l'environnement et le Développement n'a pas été publié en France, et il est considéré comme "le document le plus important de la décennie [1980-1990] sur l'avenir du monde."

La pensée de Gandhi s'oppose principalement à celle de Descartes. Pour ce dernier, la morale n'est qu'une des branches de la philosophie, alors que la morale est le fondement absolu de la pensée de Gandhi. Descartes différencie une morale provisoire et une morale définitive, et soutient que le progrès de la science bénéficie à la morale. L'arme atomique, l'expérience des pays communistes et des chambres à gaz nazies nous montrent où cela nous mène : à la négation des Droits de l'Homme qui fondent nos démocraties ou à la destruction de l'humanité. Gandhi, par contre, subordonne tout progrès scientifique ou technique au contrôle de la morale.

Si ce contrôle n'existe pas, les découvertes scientifiques ne sont pas utilisées pour une plus grande connaissance de l'être humain, mais comme palliatif des problèmes sociaux ou, pire, comme source de profit aux dépens d'êtres humains ou de la nature. Tout progrès scientifique ou technique qui n'est pas accompagné d'un progrès social et spirituel est une déformation vicieuse de notre capacité intellectuelle. Tenter de résoudre un problème par une avancée de la technique plutôt que par un progrès social et spirituel, conduit à déplacer ce problème dans l'espace ou dans le temps. La technocratie, c'est-à-dire un système où les techniciens ont une influence prépondérante – c'est-à-dire le nôtre... – ne peut engendrer une société où l'être humain est pleinement épanoui. La prépondérance du matériel sur l'humain aboutit à des aberrations à tous les niveaux de la société. On nous fait manger du pétrole en "beefsteak" et on fait rouler des véhicules avec du carburant produit avec des végétaux qui pourraient être consommés. On étudie la psychologie humaine grâce à des expériences sur des souris en cage. On greffe des organes d'animaux sur le corps humain. On oublie que l'homme n'est pas une machine qui fonctionne si on lui fournit un carburant chimiquement adéquat. Le même type de raisonnement conduit invariablement à des conclusions erronées, à des monstruosités qui avilissent l'homme. Lanza del Vasto écrit : "Le matérialisme est une erreur qui consiste à traiter les problèmes de la vie et de l'esprit selon des méthodes qui ont fait leur preuve dans l'étude des choses de la matière."

Aujourd'hui, l'éthique et la morale reviennent en force malgré l'influence grandissante du matérialisme dans toutes les sociétés. On peut assister à la formation de Comités d'Ethique dans tous les pays occidentaux, et à la création de banques alternatives où l'éthique, la solidarité et la transparence sont privilégiées par rapport à la recherche du profit.

Pour comprendre la pensée de Gandhi, comme toute pensée d'origine non occidentale, nous devons donc dissocier la notion de culture de celle de civilisation. La civilisation ne peut se définir uniquement par un certain état de la culture, de la science, de la technique, de la politique, de l'économie, du social ou du droit. Si l'idée de civilisation est associée à une idée de valeur, ce ne peut-être que de valeurs morales. Nous déclarons une société positive ou évoluée selon des critères propres à notre civilisation, et qui n'ont rien d'universels. Si nous prenons comme critère l'évolution spirituelle de ses membres, la civilisation indienne, qui a pour leitmotiv la recherche de l'Absolu, ne peut être qu'une "grande" civilisation. Et Gandhi, l'un de ses derniers rénovateurs, ne peut être qu'un homme de morale.

Les Ouvriers de la Dernière Heure

Gandhi découvrit Unto This Last en mars 1904 en Afrique du Sud grâce à un ami rencontré dans un restaurant végétarien, Henry Polak rédacteur en chef du journal The Critic à Johannesburg. Il décida, non seulement, de changer immédiatement sa propre vie en accord avec l'enseignement de Ruskin, mais établit Indian Opinion dans une ferme où tous recevraient un salaire égal, sans distinction de fonction, de race ou de nationalité. Peu de temps après, Gandhi acquit cinquante hectares à Phoenix, près de Durban, où il installa sa famille et toute son équipe. Quand le moteur de la presse tomba en panne, il suppléa à la déficience de la mécanique grâce à une presse à main et à la participation de toute la communauté au travail de l'impression.

Dans Unto This Last, Gandhi trouva une grande partie de ses idées sociales et économiques. Ruskin était concerné par les mêmes problèmes et apportait les solutions qui ont plu à Gandhi comme si elles étaient les siennes. Il dit aussi : "Trois modernes ont marqué ma vie d'un sceau profond et ont fait mon enchantement: Raychandbhai [écrivain gujarati connu pour ses polémiques religieuses], Tolstoï, par son livre "Le Royaume des Cieux est en vous", et Ruskin et son Unto This Last." Par la suite, il lira deux autres ouvrages de Ruskin : A Joy for Ever et The Crown of Wild Olive. Gandhi adapta Unto This Last en gujarati en 1908 sous le nom de Sarvodaya, le bien-être de chacun. C'est aussi le nom qu'il donna à sa philosophie. Valji Govindji Desai traduisit cette adaptation en anglais en 1951. Les qualificatifs applicables à l'oeuvre de Ruskin le sont aussi à celle de Gandhi. Aussi, je parlerai de "leur" livre.

John Ruskin

Ruskin est né à Londres en 1819. De sa mère, il tient une stricte éducation religieuse évangéliste, et de son père, son intérêt pour les voyages, les paysages, la peinture et l'architecture. A treize ans, il découvrit les oeuvres de Turner ce qui détermina les préoccupations de toute sa vie : la perfection et la véritable beauté de toute chose se trouvent dans les intentions qui ont conduit à sa réalisation. L'année suivante, son père l'emmène en Suisse, où il découvre avec ravissement les paysages alpestres.

En 1842, il obtient un diplôme universitaire à Oxford où il enseignera plus tard. Ses écrits, nombreux et variés, traitent de peinture, d'architecture, et de l'art italien, principalement de Venise et Florence. Il a aussi écrit des contes moraux, des essais de géologie et d'économie politique. Il effectua de nombreux voyages en France et en Italie. Il est mort à Londres en 1900. Pour plus de détails sur la vie et l'oeuvre de Ruskin, on se reportera aux biographies qui lui ont été consacrées et à l'excellente édition anglaise de Unto This Last en livre de poche présentée par Clive Wilmer.

La première et la plus importante clé de la politique de Ruskin se trouve dans l'instruction biblique de sa mère. Ruskin a aussi été largement inspiré par Thomas Carlyle (1795-1881). Unto This Last est publié pour la première fois en décembre 1860 dans le mensuel "Cornhill Magazine" sous forme d'articles. Ruskin dit lui-même qu'ils furent "très violemment critiqués", obligeant l'éditeur à interrompre la publication au bout de quatre mois. Les critiques ont vivement attaqué ces essais et les abonnés envoyèrent des lettres de protestation. Mais Ruskin contre-attaque et publie les quatre essais en livre en mai 1862. Au début, Unto This Last se vendit mal. Par la suite, l'ouvrage atteint une certaine renommé jusqu'au début de ce siècle. En 1910, plus de 100 000 copies avaient été vendues, et le livre avait été traduit en français, en allemand, en italien, et par Gandhi, en gujarati. Peu à peu, les économistes professionnels ont reconnu sa valeur. A la fin de sa vie, Ruskin le considérait comme le meilleur et le plus valable de tous ses écrits. Ruskin a eu une large influence sur la législation sociale européenne. Clive Wilmer dit : "L'influence de Ruskin sur notre société est incalculable."

Le but de Unto This Last est double : définir la richesse, et démontrer que certaines conditions morales sont essentielles pour l'obtenir. Ce n'est pas un essai pour définir une nouvelle théorie économique ou pour proposer des politiques particulières. C'est d'abord et avant tout une critique des croyances et des idées populaires. Les économistes avaient défini un "homme économique" qui agit "invariablement pour obtenir la plus grande quantité de nécessités, de facilités ou de luxe, avec la plus petite quantité de travail et d'effort physique nécessaires dans l'état de connaissance existant". Autrement dit, il ne serait motivé que par le désir d'un gain matériel. Ils n'imaginent pas qu'un tel être existe, mais prétendent seulement qu'il est nécessaire d'isoler l'objet de leur investigation, car "c'est la méthode que la science doit obligatoirement suivre". Leurs buts sont de découvrir comment les lois du marché permettent aux personnes le souhaitant d'acquérir des richesses, et l'homme économique leur fournit un bon modèle.

Pour Ruskin, et pour Gandhi, c'est précisément cela que la science ne doit pas faire. Si un tel individu n'existe pas, comment ce modèle pourrait-il être utilisé pour comprendre les actions humaines dans la réalité ? Plus que tout, dans le cas de la nature humaine, comment est-il possible de' séparer la compréhension d'une action de son jugement moral ? Ce que les économistes veulent apparemment proposer, même si ce n'est pas leur intention, est que la société dans son ensemble profite de l'avidité et du matérialisme des individus égoïstes. Il semble qu'ils recommandent une telle conduite. Beaucoup de politiciens et d'industrialistes les comprennent certainement de cette façon, et agissent selon ce qu'ils prennent pour leurs conseils, ce qui suffit à Ruskin et à Gandhi pour démontrer l'irresponsabilité de la méthode.

Unto This Last

L'expression Unto This Last a pour origine la parabole du vigneron (Matthieu 20.1-16).

Car le Royaume des Cieux est semblable à un maître de maison qui sortit dès le matin, afin de louer des ouvriers pour sa vigne. Il convint avec eux d'un denier par jour, et les envoya à sa vigne. Il sortit vers la troisième heure, et il vit d'autres qui étaient sur la place sans rien faire. Il leur dit: "Allez aussi à ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable." Et ils s'en allèrent. Il sortit de nouveau vers la sixième et la neuvième heure, et fit de même.

Etant sortit vers la onzième heure, il en trouva d'autres qui étaient sur la place, et leur dit : "Pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée sans rien faire ?" Ils répondirent : "Personne ne nous a loués." Allez aussi à ma vigne, leur dit-il.

Quand le soir fut venu, le maître de la vigne dit à son intendant: "Appelle les ouvriers, et paie-les le salaire, en allant des derniers aux premiers." Ceux de la onzième vinrent, et reçurent chacun un denier. Les premiers vinrent ensuite, croyant recevoir davantage ; mais ils reçurent aussi chacun un denier. En le recevant, ils murmurèrent contre le maître de la maison, et dirent: "Ces derniers n'ont travaillé qu'une heure, et tu les traites à l'égal de nous, qui avons supporté la fatigue et la chaleur du jour." Il répondit à l'un d'eux : "Mon ami, je ne te fais pas tort. N'as-tu pas convenu avec moi d'un denier ? Prends ce qui te revient et va-t-en. Je veux donner à ce dernier autant qu'à toi. Ne m'est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux ? Ou vois-tu d'un mauvais oeil que je sois bon ? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers."

Ruskin tenait la signification spirituelle de ce texte pour admise. Ce qui compte dans Unto This Last est la signification économique de l'enseignement du Christ.

L'appréciation de ce passage n'est jamais directement déclarée, mais une lecture attentive du livre suggère deux idées directives. Premièrement, la relation économique entre un employeur et son employé ne doit pas être vue comme une question de profit ou d'avantage, mais de justice. Ainsi, le maître de maison paie tous ses ouvriers de la même façon, non parce qu'il sous-paie "ceux qui ont supporté la fatigue et la chaleur du jour", mais parce que tous les hommes ont des besoins identiques. Ainsi, la justice doit être vue dans la reconnaissance du besoin et dans la responsabilité réciproque. Ensuite, la parabole soutient ce qui semblait la plus excentrique proposition de Ruskin : le taux de salaire doit être fixe pour un travail donné, quel qu'en soit la qualité. Ce qui est aujourd'hui communément admis, bien que les tenants du libéralisme sauvage souhaitent remettre en cause ce principe.

Gandhi, comme Ruskin, a répété tout au long de sa vie que l'être humain est fondamentalement moral. Il ne dénie pas qu'il est capable d'avidité, d'immoralité et de manque de coeur. Il affirme simplement que l'on ne peut comprendre l'humanité, ni même la nature de la richesse ou de l'avidité, si l'on ne reconnaît pas que l'être humain est aussi capable d'abnégation, d'honneur, de justice et d'amour. Ce que les méthodes scientifiques abstraites semblent avoir découvert en lui ne sera pas seulement faux (et donc inutile), mais découragera ses vertus dans l'intérêt du progrès économique. Et l'individu, divisé entre des motifs nobles et vils, apprendra que les plus vils sont bénéfiques à la société, et se sentira en conséquence justifié dans son choix égoïste.

Unto This Last est d'abord un cri de colère contre l'injustice et l'inhumanité. Les théories des économistes ont outragé ses plus fortes convictions morales. Il critique des penseurs qui proclament avoir fondé une science. Limiter le message du livre à des sentiments moraux serait accepter ce que lui reprochent ses détracteurs : d'être un sentimental qui ne peut faire face à la réalité. Mais le livre est aussi une attaque des méthodes philosophiques et scientifiques que les économistes tiennent pour acceptées. Ruskin et Gandhi résistent totalement à la tendance de la civilisation moderne d'un point de vue intellectuel autant que moral. Ils contestent la méthode, particulière aux temps modernes, qui consiste à travailler par spécialisation. La réalité est déformée quand on isole l'objet de l'étude et quand on détache les considérations matérielles de la morale. Leur argument peut-être relié avec leur objection à la démocratie libérale, qu'ils décrivent comme l'expression politique d'une pensée qui conçoit chaque homme comme la somme de ses intérêts personnels, détaché d'un contexte social. Ils voyaient la division du travail comme une forme d'esclavage. Ils ne mettent pas seulement en cause une théorie générale, mais des situations spécifiquement économiques. Ce qui nous attire dans Unto This Last est la façon précise avec laquelle, à l'analyse s'ajoute l'ironie, la passion et l'imagination.

Le premier essai commence avec une attaque de la notion d'homme économique. Dans la plupart des affaires humaines, il est normal de regarder le gain personnel comme secondaire dans le service désintéressé de son prochain. La même chose doit s'appliquer à l'industrie et au commerce : le travail du fabricant et du vendeur doit être de pourvoir la communauté en biens et en services utiles.

Le second anticipe la charge de sentimentalisme. A l'aide de fables simples, il montre que l'honneur dans les affaires commerciales est non seulement désirable, mais essentiel pour une prospérité véritable. Les économistes ne comprennent pas cet argument car ils isolent l'individu de la société. Le modèle proposé pour l'Etat est la cellule familiale où la survie et la prospérité sont profondément interdépendantes. Ce qui conduit naturellement à la considération de la juste récompense du travail dans le troisième essai. Le concept de justice abstraite existe derrière toutes les transactions humaines. Ce concept est inné, et quand il est violé, celui qui en souffre se sent lui-même la victime d'un crime. Un salaire injuste est donc une forme de vol.

Dans le dernier essai, sont esquissés quelques-uns des critiques écologistes aux cités modernes. Il définit ce qu'est un objet utile, ce que n'avaient pas fait les économistes du XIXème siècle. Puis vient la définition d'une véritable richesse, à savoir, qu'elle ne se trouve pas dans la possession de biens matériels, mais dans le coeur d'individus "nobles et généreux".

Le texte de Gandhi est beaucoup plus court que celui de Ruskin. Dans l'original, les quatre chapitres sont de taille sensiblement équivalente. Dans la paraphrase de Gandhi, leur longueur est décroissante. Il est aussi très différent par le style, moins littéraire, et le vocabulaire, fortement simplifié. Gandhi a supprimé toutes les références à d'autres écrits donnés par Ruskin, principalement ceux de John Stuart Mill, Adam Smith et David Ricardo. Mais des passages entiers sont identiques et l'analyse est la même. Gandhi a ajouté une conclusion où il adapte les arguments de Ruskin à la situation de l'Inde. Aucun autre livre, excepté la Baghavad Gita, n'a eu une influence aussi importante sur la pensée de Gandhi.

Conclusion

Il est remarquable que les dysfonctionnements actuels de notre société aient été si bien prévus et analysés il y a plus d'un siècle. On peut exactement appliquer les commentaires de Unto This Last, écrits pour le libéralisme du XIXème siècle, à l'économie des pays capitalistes d'aujourd'hui. Ceux-ci ont appliqué à leur système social certaines des propositions de Ruskin et de Gandhi, comme le taux horaire fixe, le salaire minimum, le droit à certains besoins essentiels. Mais l'idée que le niveau de salaire doit être fixe pour un temps de travail équivalent est complètement pervertie dans leurs relations économiques avec les pays du Sud. Les échanges sont totalement faussés par le niveau des taux de change. Dans le cas de l'Inde, la valeur de la roupie a été divisée par cinq en dix ans ! Mais le prix des marchandises et des services échangés, fixé en devises fortes, est resté le même. Pire, les prix des produits vendus ont augmenté, tandis que ceux des produits achetés ont chuté. Les conditions se sont encore aggravées au désavantage des pays les plus pauvres.

Par contre, ce qui n'a pas changé est encore le fléau principal qui ravage la société moderne : la démoralisation de l'économie est la cause des maux de notre société, comme l'apparition d'une nouvelle pauvreté, le chômage dont aucun remède n'endigue la croissance régulière.

Il semble aussi que les communautés fondées par Gandhi en Afrique du Sud, Phoenix Settlement et Tolstoy Farm, aient été inspirées par une innovation de Ruskin : The Guild of St. George. L'oeuvre de Ruskin est donc à l'origine de la plupart des principes économiques et sociaux de Gandhi, et de ceux qui l'ont suivi. C'est en conséquence un ouvrage fondamental dans l'évolution des idées et des pratiques alternatives dans la société moderne.